jeudi 23 juillet 2015

La paix de Karl

Il y avait cette odeur de sexe en mutation. Comme si l'origine du monde se peignait soudainement de rouge, de bleu, de vert pomme. Il y avait toutes ces flammes qui s'élevaient autour avant qu'un grand ciel bleu ne les dompte étrangement. Avant que le travail ne reprenne ses droits, enchaînement de pièces d'aspect cadavérique, dédales d'étages où se perforent des fiches. Près de cinq cents étaient chaque jour poinçonnés par Karl. Si chaque fiche percée avait rapporté ne serait-ce qu'un zloty, Karl serait riche à présent. Mais les fiches ne rapportaient rien et Karl était pauvre. Enfin, c'était un pauvre à maison, ce qui est déjà ça.

La maison de Karl changeait du tout au tout selon les jours de la semaine. Le lundi par exemple, elle avait des airs de villa argentine, avec ses colonnades et ses gouttières oranges alors que le jeudi, cette même maison ressemblait au foyer gris de certains enfants belges. Karl aurait pu s'inquiéter d'une telle bougeotte architecturale mais il avait plus important à faire. Mima était revenue en ville il y a deux jours et il fallait absolument qu'il la revoie. Des relations entretenues par Karl et Mima, nous savons très peu de choses, excepté qu'ils n'ont jamais été ensemble de toute leur vie.

Qu'ils se sont faits la guerre aussi, pour des broutilles, pour des assiettes cassées. Que le soleil n'a jamais réveillé Mima pendant que Karl préparait le petit-déjeuner en promenant dans toute la cuisine son âme légère et rose, débordante et sensuelle. Mima ne s'est jamais sentie magnifique grâce aux yeux et paroles de Karl tout comme Karl ne s'est jamais mordu les lèvres jusqu'au sang pour s'empêcher de jouir au bout d'une minute trente. De même leur échappaient les cinémas, les ivresses partagées et ces rivières de moments calmes, où le bonheur de ses petites mains soulèvent nos paupières pour n'en pas perdre une miette, alors qu'elle s'est endormie dans nos bras et mon Dieu qu'elle est belle ; cet ensemble d'épiphanies aux teintes délicieuses. Tout cela, tout ce vocabulaire de la passion chanceuse, Karl et Mima en étaient totalement étrangers.

Seulement, il y a un truc. Une sorte de signal qualifiable de mauve. Et ce truc fait. Ce truc fait des choses. Il fait que Mima et Karl ne peuvent pas se revoir sans avoir immédiatement, à la vue de l'autre, le coeur battant chamade. Ils ne sont pas amoureux, le passé en atteste et leurs deux lits sont pleins de compagnons charmants. Et pourtant quand ils se voient, le sol tremble et la pluie tombe vraiment. Il y a des éruptions, des bourrasques et des foudres. Et toute la ville, si tant est qu'elle le veuille, peut ressentir par touches cette trouble intensité.

Ils ont comme l'impression d'être face à un proche parent et d'avoir fait quelque chose de très grave. Ils ont cette même peur du jugement au fond des yeux. Ils craignent que l'autre ne pense du mal d'eux. Ils redoutent de la part de cet ami perdu ce qu'ils redoutent pour eux-mêmes, c'est-à-dire de ne pas avoir fait assez ou bien d'avoir mal fait. Ils rêveraient d'être présidents de la République chaque fois qu'ils se recroisent afin d'être certains d'être à la bonne hauteur.

Mais Mima fait du synthé dans un groupe de post-punk et Karl troue des fiches. Alors ils rougissent, à la terrasse de ce café aux chaises retournés parce que le soir tombe vite dans cette région du monde, les deux amis rougissent. Ils n'ont pas su être amants comme ils n'ont pas su être des personnes glorieuses et ils en font des joues à la tomate-cerise. Malgré tout, ce moment reste éminemment sympathique, comme un rêve qu'on quitte, comme une cigarette qu'on fume au balcon d'un hôtel trois étoiles. Et les verres s'entrechoquent et les coeurs, bien qu'un peu endormis par le vin, continuent de battre à mille tours minute.

Elle dit : Qu'y-a-t'il Karl, tu sembles bien absent...?

Il lui répond : Non, oui, je ne sais pas trop ce que j'ai mais ça fait quelques jours que je me sens comme ça, je flotte. Mes pensées peinent à se fixer et mon goût pour les choses s'est comme désépaissi...

Elle dit : C'est sûrement à cause de ton travail...je te dis, faut que tu fasses gaffe sinon un jour, c'est ta tempe gauche que tu vas perforer sans même t'en rendre compte.

Il dit : Oui, non, le travail se passe bien, les heures passent rapidement. Je ne les vois plus passer à vrai dire. Hmm, on devrait payer et aller marcher un peu, je sens que mon corps a besoin d'exercice !

Elle dit : D'accord mais on y va au petit trot, j'ai pas mal bu et avec ces talons, j'ai comme l'impression de marcher sur des os.

Il dit : Quelle idée aussi de porter ces saloperies...

Elle dit : C'est vrai ça, quelle idée...?

Mima, pieds nus, marche au côté d'un Karl extrêmement pensif. Ils arrivent, à peine fatigués, Boulevard des Pyrénées.

Il dit : Il faut que je te dise quelque chose.

Elle dit : Ah, quoi ?

Il dit : Tu vois, je crois que...tu vois ces montagnes...elles sont magnifiques, et quand on réfléchit à tout ce qu'il y a en-dessous, à la beauté des architectures, à tous ces cerveaux prodigieux qui se sont épuisés à nous donner les tableaux urbains les plus jolis possibles. Toutes ces lumières, tous ces néons qui brûlent au-dessus de têtes certainement amoureuses ou en passe de l'être. Tous ces conseils qui se donnent, tous ces conseils qui se prennent en bas dans cette ville où nous fûmes élevés. Toute cette symétrie, cette distance parfaite entre ce père et son fils qui marche devant lui. Le père, rêvant pour son fils un bonheur perpétuel. Le fils, rêvant que son père l'aime. Toute cette hiérarchisation métaphysique et juste des éléments humains, là, dans cette nuit à la chaleur tiède.
Tu vois...

Elle dit : Oui ?

Il dit : Et bien je n'en ai absolument rien à foutre. Le monde qui paisse en contrebas ne me provoque au fond qu'une grande indifférence. Ces lumières, ces gens qui s'aiment, ces colonnes qui répondent avec autorité aux bâtisses art-déco...je m'en contrefiche. Et ça fait quelques mois de ça que je n'en ai plus rien à faire. Je vois le père marcher derrière son fils et je ne trouve pas ça joli ou inspirant, je trouve ça nul. Un torrent de boue pourrait les renverser et la main du plus jeune se tendre vers moi en quête d'un sauveteur que je ne bougerais pas. Le mouvement ne m'intéresse plus. Je ne sais pas comment dire ça autrement mais je me sens plus à l'aise dans l'immobilité. Parce que c'est là que je peux le ressentir le plus complètement...

Elle dit : Ressentir quoi ?

Il dit : Ce machin que j'imagine vert et vaguement humain qui s'est comme soudé à mon coeur. C'est un parasite. Il me vole toute l'énergie que j'ai, il bloque toutes mes pensées. Enfin non, il ne les bloque pas, il les oriente plutôt. Il les dirige. Obstinément et sans cessez-le-feu.

Elle dit : Vers où les dirige-t-il ?

Il dit : Vers toi

Mima

Mima

Mima...

Karl ne sait pas très bien comment la soirée s'est terminée. Il sait qu'il est rentré chez lui et que la semaine suivante il est allé au travail comme toutes les autres semaines. Il sait que le soleil se lève le matin et que la nuit s'amène généralement vers 19h30. Il sait que le sirop de violette avec de la limonade, ça n'est pas tout à fait ça et qu'il doit se contenter de la fraise ou de la grenadine même s'il préfère la violette. Il sait que l'Allemagne l'emportera toujours en matière de football et qu'il y a sur cette Terre des gens qui meurent de faim. Il sait cela. Mais il ne sait pas vraiment ce qu'il s'est passé l'autre soir ni d'où vient cette image de sexe en mutation.

En revanche, il sait qu'il doit tout faire pour ne pas se souvenir des flammes et qu'il doit continuer de bien fermer les stores s'il ne veut pas entendre ce bip-bip incessant. Tout comme il sait que demain, après une éternité d'absence, il reverra Mima et que son coeur battra.
Ils resteront au café jusqu'à ce que les chaises soient retournées puis ils marcheront un peu et, en haut du boulevard des Pyrénées, là où la vue est belle, il lui dira qu'il l'aime. Éperdument.

/

Karl s'éteignit après trois années passées dans le coma.
Mima ne savait pas.


Albert Flocon - Couverture de Paysages




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