jeudi 30 juillet 2015

Hangwoman. Chapitre 1.2

La nouvelle détective




Il fallait voir Sofia prendre ses notes en plein amphithéâtre, elle semblait possédée, se répétant chaque mot du maître pour ne pas l'oublier avant de l'écrire sur sa feuille couverte d'annotations précises. Sofia n'était pas du genre à faire les choses à moitié ni à donner dans l'abréviation comme nombre de ses camarades, non, Sofia notait tout quitte à s'engourdir copieusement la main.

Le soir, elle recopiait ses cours sur son ordinateur avec une minutie digne des frères Daum si bien que son sommeil, depuis son entrée à l'université, avait été divisé de moitié. Mais toutes ces heures sacrifiées signifiaient tellement peu en comparaison du rêve qu'elle nourrissait chaque jour. Car Sofia avait un rêve, celui d'être une journaliste qui compte et sait soulever les pierres sous lesquels reposent les plus vils secrets. D'une nature optimiste, Sofia pensait qu'il lui suffirait de tout donner pour que son rêve devienne réalité. Alors elle ne dormait plus, restait à l'affût de toutes les actualités et s'acharnait pour que ses professeurs l'apprécient justement.

Quelque cinq ans plus tard, c'était chose faite, elle ne sortit pas en tête de sa promotion mais eut tout de même les meilleures compliments possibles de la part de ses différents enseignants. L'avenir s'ouvrait enfin et ses mains purent de nouveau s'attendrir légèrement. L'été que Sofia passa fut revigorant, elle revit plusieurs amies perdues de vue depuis qu'elle s'était lancée dans son studieux challenge et en leur compagnie, elle éprouva certains des nobles plaisirs de l'adolescence...virée en auto, piscine, alcools forts, sexualité qui se débride...

Puis la rentrée arriva et avec elle, la recherche d'emploi.
Puis l'hiver arriva et avec lui, la recherche d'emploi.
Puis l'ennui arriva et avec lui, l'ennui de rechercher un emploi.
Puis le printemps arriva et avec lui, la nécessité de trouver un emploi.
Puis l'été arriva et avec lui, l'impossibilité de trouver un emploi.

Puis la rentrée arriva et avec elle, un emploi qu'on ne veut pas.

Pour Sofia il s'agissait d'être journaliste là où jamais elle n'aurait aimé l'être. Soit au Détective Magazine, journal de faits divers dont l'amour du sensationnalisme enterrait facilement la plupart des tabloïds anglais. Là-bas, Sofia était chargée de broder des histoires en adoptant le plus souvent le point de vue des victimes. Sauf que ces histoires étaient toutes fausses ou vaguement inspirées d'un très lointain réel alors, en somme, Sofia était chargée d'imaginer d'horribles scénarios contre une paie inique. Elle se retrouvait à mille lieux de son jeune idéal, à mille lieux de ces usines où elle espérait dénicher des abus de confiance de la part des patrons, à mille lieux de ces plages, vides, mortelles et silencieuses où quelques mois plutôt un typhon s'allongea. A mille lieux de son rêve, entourée qu'elle était d'hommes à l'humour passé de mode et de deux trois secrétaires aux yeux toujours baissés.

Sofia souffrait. Oui, il y avait le reste du temps, les sorties avec ses amis le week-end, les flirts ou les soirées dans son appartement mais il y avait sans arrêt un goût d'inachevé. En finissant par travailler au Détective, elle avait l'impression d'avoir changé de ville et d'être passée de Paris la lumière à la triste Odessa. Et cette impression se renforçait à chaque article écrit. Car le premier cas de nourrisson retrouvé décapité auprès du cadavre de ses deux parents peut faire un peu sourire - surtout lorsque l'on sait que les photos publiées de la famille en question sont en fait celles d'une famille absolument vivante et qu'elles furent prises il y a quinze ans de cela pour un hebdomadaire spécialisé dans l'ameublement - mais quand on approche du centième, on se risque à ne penser qu'à ça.

L'image d'un enfant dont la tête manque et de ses deux parents à la gorge tranchée. L'image de la voisine qui les a retrouvé, qui a appelé la police et qui depuis voit un psy chaque semaine à cause du traumatisme. Sofia est cette voisine, sans le vouloir, sans n'avoir rien vu de vrai, Sofia est cette voisine dont le visage blêmit à chaque rentrée chez elle. Il est dit dans l'article que l'enfant était très doué au piano et qu'il était destiné à faire de grandes choses, il avait même participé au championnat d'Europe junior quelques mois avant le drame. Sofia voit un jeune corps privé de sa tête se pencher sur un long piano noir devant un public comme acquis à sa cause. Elle voit les larmes du père qui tient le caméscope, elle voit ses larmes couler jusqu'à la plaie béante qui déchire son cou.

Heureusement, Sofia voit aussi Iris. Elle voit toute la beauté d'Iris, sa plastique et son rire. Et elle en profite tant qu'elle peut, dès qu'elle peut, elle se rend chez elle pour ressentir les restes de son rêve passé. Elle le voit sur les coins de sa bouche quand Iris sourit ou dans l'ombre de son sein quand Iris le caresse. Son rêve est là, diminué certes mais survivant. Et cela suffit à Sofia pour ne pas devenir folle.

Ou cela suffisait.

On ne parle pas assez des mois comme cause de décès. On ne fait pas de procès au mois par exemple. Pourtant, si quelqu'un en sortant de sa tombe venait nous dire : "Je suis à mort à cause d'octobre" ou "Décembre m'a tué", on le comprendrait aisément. Parce que certains mois sont vraiment infernaux, mars bien sûr mais aussi août sans oublier janvier. C'est précisément lors de ce dernier mois qui est également le premier que la vie de Sofia de noir se colora.

"Elle tue son mari avant de mettre son bébé dans la friteuse et de se donner la mort !"

Tel était le titre principal de la première parution annuelle du Détective. Jusque là rien d'anormal. Sauf qu'en feuilletant un journal gratuit distribué dans les transports quatorze jours plus tard, Sofia lut dans la colonne fait divers ce court encadré :

"Oise. Drame familial. Une mère de famille, puéricultrice de 43 ans, a été retrouvée morte chez elle par asphyxie après avoir égorgé à mort son époux, instituteur de 41 ans, et avoir placé son fils de sept mois dans son appareil de friture encore en marche. L'enfant serait mort sur le coup."

Sur le coup, Sofia pensa à une coïncidence ou plus simplement que son journal était informé plus rapidement qu'eux et qu'ils avaient sorti l'info plus vite. Elle en fut rassurée pendant une bonne partie de la journée avant de se mettre une claque sur le front. Le Détective Magazine n'avait pas pu être plus rapide que cet autre journal puisque de toute façon, elle l'avait inventé de toutes pièces.

L'explication logique était que cet autre journal avait fait preuve de négligence en termes de sourçage et s'était contenté de recopier tel quel l'extrait du Détective. Cela peut arriver, une mauvaise pioche, toutes les rédactions étant de toute façon pleines de stagiaires qui ne sont pas à l'abri de commettre des erreurs grosses comme un fleuve.

Sofia mit donc son trouble de côté et termina sa journée avec impatience. Elle n'était après tout qu'à quelques heures d'Iris et de sa jolie bouche. Arrivée chez sa petite amie, Sofia fut accueillie d'une merveilleuse façon puisqu'Iris avait préparé des tagliatelles fraîches aux tomates et à la ricotta, l'un de ses plats préférés. S'en suivirent plusieurs échanges vifs sur l'une des cent-unième nouvelles adaptations de Sherlock Holmes à la télévision ainsi qu'un débat sur les polars favoris de chacune. Car Sofia avait lu des tonnes de romans noirs avant de faire ses études supérieures et c'est d'ailleurs pour ça qu'elle se sentait légitime pour travailler au Détective. Car Iris avait été de tout temps passionnée par les histoires macabres et c'est d'ailleurs, un petit peu pour cela qu'elle fut charmée par Sofia la toute première fois.

Du polar les deux femmes passèrent à la chaleur suprême.
Chair contre chair, elles oublièrent ces historiettes sanglantes au profit de baisers au coin des galaxies.

Retombée sur Terre vers minuit trente, douchée et apaisée, Sofia se glissa dans le lit où l'attendait Iris qui fixait son écran avec une petite moue. Elle regardait son fil d'actualité basique et parmi les "Comment montrer à votre homme que vous l'aimez ?" ; "Huit signes qui ne trompent pas sur l'infidélité " ; "Top 5 des pires gadins de stars !"...il y avait une fenêtre indiquant : "Drame horrible dans l'Oise. Contenu sensible."

Iris cliqua alors que Sofia se blottissait contre elle. Une vidéo se lança. Un journaliste en voix-off avec une voix de journaliste en voix-off comme ont tous les journalistes en voix-off dit :

"Pour Caroline, rien ne sera jamais plus comme avant, cette jeune étudiante de dix-sept ans a en effet assisté malgré elle à un horrible drame. En rentrant de ses cours, elle entendit différents cris stridents émanant de l'appartement voisin. D'abord décidée à appeler la police, elle se ravisa quelques minutes plus tard lorsque les cris cessèrent. Enfin, elle prit la décision de sonner au domicile des Duetti, d'où provenaient les cris.

Là, Caroline nous parle, face caméra, démaquillée, dénaturée : J'ai sonné trois ou quatre fois puis j'ai tenté d'ouvrir. En temps normal je n'aurais jamais osé mais là je ne sais pas, je sentais que quelque chose de grave s'était passé.

Caroline ne s'y est pas trompée car ce qu'elle découvre à l'intérieur à tout d'une scène de guerre. Maxime Duetti est à terre dans le salon, égorgé sauvagement et apparemment émasculé tandis qu'à ses côtés repose le corps de Véronique Duetti, sa femme, couchée dans son vomi après s'être droguée à mort. Mais le pire est à venir pour Caroline car dans la cuisine...

J'ai immédiatement pensé au bébé, quand je les ai vu morts tous les deux, j'ai immédiatement pensé au bébé, alors je suis allé voir dans sa chambre mais il n'y était pas. Et puis...je suis rentrée dans la cuisine...

Là, Caroline éclate en sanglots.

Stéphane Duetti, sept mois à peine a été plongé dans l'huile bouillante de la friteuse familiale pendant une bonne vingtaine de minutes avant de perdre la vie. Une vidéo de l'incident a été prise par Véronique Duetti elle-même, par pudeur, nous préférons ne pas vous la montrer (mais sachez qu'elle existe !)."

Comme ils y vont, tu parles d'une pudeur ! s'exclama Iris.

Sofia quant à elle ne disait rien. Elle se sentait comme Caroline, traumatisée, dénaturée. Le court encart qui accompagnait la vidéo précisait bien que le crime avait eu lieu la veille. Il ne s'agissait pas d'une coïncidence ou d'un simple plagiat. C'était autre chose, d'une amplitude plus terrifiante, qui se tramait ici.

Secouée comme jamais, Sofia prit la main d'Iris et la parole : Je dois y aller. Je dois me lever hyper tôt demain. On s'appelle dans la journée ?

Iris répondit, surprise : Mais ? Quoi ? Tu ne m'as pas dit tout à l'heure que t'étais ravie de passer la nuit avec moi ? En plus, j'allais lancer l'épisode...

Sofia : Désolée...j'avais juste oublié que j'avais ce truc demain, un rendu super important pour le magazine...ça devait être pour la semaine prochaine...mais...

Iris : Pfff...comme tu veux, mais je ne veux pas que tu m'appelles demain.

Sofia : Ah...?

Iris : Non, je veux que tu m'appelles dès que tu es rentrée ma chérie, tu m'inquiètes quand t'es comme ça !

Sofia : Ah, oui, oui, je t'appelle en rentrant, ne t'en fais pas. Je t'appelle.

Sofia n'eut pas la force d'appeler Iris une fois rentrée. Parce qu'elle était rentrée pour mettre la main sur son dernier exemplaire du Détective afin de vérifier que tous les détails concordaient puisque après tout, même si ça paraissait très extraordinaire, il se pouvait que deux crimes quasiment identiques aient lieu à quelques centaines de kilomètres d'écart et que Sofia n'y soit pour rien.

Mais tout corroborait. Jusqu'au nom de la mère, jusqu'au département, jusqu'au mois de l'enfant.


A SUIVRE



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