dimanche 1 juin 2014

De la lecture

Russe, la vingtaine entamée, fictif, Manec possédait toutes les qualités pour figurer honorablement au sein d'une nouvelle. A l'inverse, Fidéo, ouvrier revêche à la banque de France, risquait dangereusement de ne jamais être présent ailleurs qu'en sa chair et ses os. Quant à Gabrielle, brune aux cheveux lourds et aux pointes oxygénées, elle attendait son heure, partagée qu'elle était entre son quotidien d'artiste-peintre et son envie furieuse d'être le point d'accroche d'un polar interlope.

Tous les trois vivaient dans l'ombre, observaient les souris sur les quais des métros et se sentaient tout à fait incomplets. Manec aurait aimé palper la "terre" de ses pieds et non plus un "conglomérat rougeâtre qui, à chaque foulée, soulevait mille poussières d'étoiles pareilles à l'écume explosant quand on nage à contre-courant comme si la mort nous poursuivait". Fidéo aurait aimé que nombre de ses journées de travail bénéficient d'ellipses. Gabrielle aurait aimé que ses paysages peints tournent au vrai en cinq minutes, elle aurait aimé se retrouver au coeur de ces forêts violettes descendues de sa main, dormir dans ses arbres et puis, se réveiller aux prises avec un tueur fan de mathématiques. Le tueur, lui, aurait préféré apprendre le latin et découvrir Naples plutôt que de sans cesse aiguiser des couteaux et tester des poisons. Le poison aurait aimé ne pas toucher à la bouche de Juliette et, peut-être, au lieu de ça, désaltérer Lucifer en personne.

Il pleuvait désormais sur les trois mondes. Manec pleurait, Fidéo était aux toilettes et Gabrielle peignait sa première aquarelle. Rupture, limonade, envie de vivre. Quelques lézards humides et gris se promenaient sur les vitres de la banque de France. Saint-Pétersbourg débordait de partout, la Nevski tapait au carreau des administrations et Manec avait encore treize pages de larmes devant lui. Gabrielle haletait, les joues rougies, le coeur ému, elle venait de se récompenser, piano piano, pour avoir bien créé et elle était en eau.

Sous les néons - encore plus scintillants du fait de la lluvia - le tueur tournait en rond, comme en quête de meurtre, comme programmé pour tuer. Gabrielle sortit de chez elle, Manec pleurait encore tandis que Fidéo chassait une mouche de sa main gauche. Le tueur arrêta de tourner, comme une aiguille qui s'est trouvée, sans l'aide de quiconque, au sein du foin botté. Gabrielle se demandait si une aquarelle, par moins-trente, devenait une sculpture sur glace, Manec pleurait toujours et Fidéo fidéait, photocopie après photocopie.

Le tueur, l'Aiguille, s'arrêta ; Gabrielle également. L'aiguille ressuscita une seconde plus tard, elle tournait de nouveau, ça oui, elle tournait, au clocher et puis parmi les tripes de la jeune Gabrielle. Celle-ci s'effondra ; Manec également.

Il aimait Gabrielle davantage que son auteur, d'un amour rectiligne et sans vagues, et elle était morte actuellement. Il n'avait pas su sauter quelques lignes pour lui sauver la vie. De héros romantique, Manec devint un homme désespéré, jurant parfois vengeance du fond de ses sanglots. "Quid de l'aquarelle, elle ne l'a pas peinte pour rien ?" s'interrogea Fidéo en éteignant sa lampe. Demain, il retournerait à la banque de France après avoir rêvé de Gabrielle et d'une boulangère aux seins appétissants. Manec pleurerait jusqu'au mot fin et Gabrielle l'attendrait page dix, appétissante aussi.

Fidéo éteignit sa lampe plus tôt que prévu, à la centième photocopie. Il avait oublié la sensation des larmes, le plaisir qu'on éprouve lorsqu'on nous les efface, il avait oublié la pluie ailleurs que vue de loin, derrière une planche de verre et en sécurité, dessous des néons chauds. Son lit était défait, ses yeux se nourrissaient d'insectes depuis près d'une semaine...
Fidéo voulait connaître le destin d'êtres imaginaires et ne surtout pas s'intéresser au sien...
Il éteignit sa lampe mais la ralluma vite, il ressentait le besoin de prendre une douche...
L'eau, brûlante, fit exploser sa peau en mille poussières d'écume et il vit à ses pieds, étendue sur le sol blanc de la douche, une superbe aquarelle.

Le lendemain, Fidéo ne retourna pas à la banque de France et se lança dans l'écriture, comme fatalement.


Francis Picabia - Les Trois Grâces

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