mercredi 13 janvier 2016

Vertèbre Cervicale 3 : Quelques heures pénibles un jeudi 12 novembre / La carte de la Femme Seule

L'hiver se moque éperdument des prévisions faites à son sujet. Il vient quand il le veut et ce ne sont pas les chorégraphies thermométriques d'une trentenaire pepsi devant une bâche verte qui changeront cela. Non plus la présence toujours plus attestable de satellites très performants d'un côté ou de l'autre des hémisphères verdies. Idem pour les études chaque fois plus justes et scientifiques qu'effectuent sur l'eau, la glace et la buée des centaines de laborantins aux gencives excellentes. Les prélèvements de plusieurs strates de mousses dans les bois, de roches dans les monts et de grêle dans le ciel, pareillement échoueront à décider l'hiver. Car seul l'hiver décide et il est capricieux. Il se loge où il veut, quand il l'entend et sans laisser de mot sur la table de chevet.

Ainsi l'hiver mène le jeu et peut, de par cet état de fait, apparaître parfois à des périodes étranges et dans des lieux réputés chauds sinon ouvertement solaires.

*

Danielle face au miroir transportait ses pensées dans une façon semblable :

La lumière a disparu elle aussi des radars humains.
Une trêve avec soi-même semble être le bon moyen de finir un roman.
Décrocher son cerveau de la table et de ses cervicales.
Clore ses yeux une bonne fois, à la recherche de sensations horribles...
Genre
Bon
Tu sais
Tu vas quitter la Terre à un moment
Tu vas, tout ça, Danielle, l'hiver, tout ça, tu vas devoir le poser au sol et le laisser
Parce que ton corps va se déchirer, parce qu'il va tomber mort
Et tout ça, flip flap flop, les projets, tous ces superbes édifices mal débutés
Tous ces plans, sur la comète et toutes ces comètes sans plan...

Et bien, ça terminera.
Flip, flap, flop, écran gris. Ecran gris pour tout le monde.
Tu vas à peine avoir le temps de sentir passer au travers de ta gorge toutes les heures perdues.
Tu vas cracher tes dents, là, comme ça, comme un chien ayant mordu dans une boule de pétanque.
Tes petits pieds, tes petits bras, tes longs cheveux et toutes tes saloperies d'interrogations dominées par la paranoïa et ta haine, larvée, de l'autre...
Tout ça va comme qui dirait s'évanouir. Aussi sûrement que ce sont évanouis des millions d'hommes et de femmes avant toi.
La nappe de ta vie va t'être retirée d'un seul coup par un magicien extrêmement maladroit et toute ta vaisselle, tous tes vases, toutes tes assiettes, vont finir en morceaux sur le carrelage froid.

Roman ou pas roman, romance ou pas romance, tu ne seras qu'un bout de bois supplémentaire à jeter sous les os.
Il ne faut pas s'attendre, derrière, à ce que la lune soudain s'ouvre et t'accueille dans sa bouche
Ni du soleil qu'il pleure ton très écrit décès
Puis que ses larmes, touchant ta joue, te réveillent au loin.

Tu ne te réveilleras pas quelque part dans du foin.
Tu ne te réveilleras pas.
Tes tétons, paumes et maxillaires entreront dans l'attente d'une complète (entendre verte) dissolution.
Le sang, à défaut de pouvoir circuler, séchera en noircissant.
Ton coeur, qui te maintenait si bien, à la piscine ou sur les routes, ne sera pas même une pierre, pas même une viande, ce sera un objet malséant, odorant et surgras.

Flip, flap, flop. Les milliards d'images - de mots, de goûts, de pertes et de parenthèses - présentes continuellement au cœur des nombreuses chambres de ta courte mémoire, s'éteindront toutes ensemble. Les fenêtres seront brisées et les murs abattus. Et on tranchera la gorge à tes frames de ménage.

L'horreur de la guerre
Les joies et vomissements de la maternité
Sienne
Les multiples conquêtes
Les yeux qu'on rase pour soutirer une information
Les pluies de doigts des pianos d'là-bas Vienne

La compacte totalité de ces actes manqués ou à venir
S'effaceront devant toi.
Il n'y aura que tes quarante années qui auront survécus.
Le temps de tes quarante années et pas un pas de plus.
L'univers pliera, râlera et se cassera au même rythme que ton genou
Du même glas que ton foie.

Tu vas mourir
Pas forcément aujourd'hui
Pas spécialement aujourd'hui
Et tu n'auras rien fait
Sinon tenter de l'empêcher pendant quarante années.

L'hiver te choisira un jour prochain.
Alors, arrange-toi d'ici-là pour faire tout ton possible
Pour oublier
Et le calendrier
Et l'ordre des saisons
Et la peur d'embraser.

*

Danielle quitta le miroir.
Dans sa salle de bain, dans l'évier, sous l'eau, les réseaux interminables des canalisations dont les différentes branches rappelent un Menorah mutant, menaçaient de geler.
L'Incendie du lendemain, les dissuada toutefois de toute glaciation et sauva par la même la nuque, les sourcils et les droits de Danielle, au moins jusqu'à ses quarante ans.

Après quoi
Miroir
Cancer
Et gel du temps.

Georges Braque - La Patience





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