lundi 25 janvier 2016

Dent 31 : Vrais semblables / La carte du Corail

Ils sont là. Je ne suis pas encore réveillé mais je sais qu'ils sont là. Alors que ma couette, décorée d'étoiles et de morceaux de galaxie, couvre encore mes froides guibolles et que le rideau reste fermé, ils sont là. Derrière le rideau clos, filant et cramoisi, je pressens l'irisé chaleureux du soleil et le bruit triomphant des hautes vagues. Chocolats en poudre, beurres en mottes et brioches en boules m'attendent gentiment sur la table de la salle à manger. Ils ont l'air merveilleusement pleins de goûts. Ils sont là eux aussi mais je les abandonne. Je mangerai plus tard, quand j'aurai le ventre vide, je veux dire vraiment vide. Je mangerai plus tard. Dans la maison, à côté des éléments principaux requis au petit-déjeuner, il n'y a que de l'espace et du dégagement. Mes parents ne sont pas là. Peut-être partis en vacances en me confiant les clefs, peut-être en route pour le marché. Quant à mes frères, sans doute fricotent-ils déjà avec des étudiantes qu'ils ne me présenteront pas. Maison vide, temps devant moi et nourriture offerte, je devrais être aux anges mais, comme je sais, comme je devine ce que je sais, c'est-à-dire qu'ils sont là, je ne me réjouis pas. En regardant les dorures gonflées mises en avant par une brioche à peine entamée, je me dis que tout de même, je n'ai pas de preuves comme quoi ils sont là. Je me dis que tout de même, je ne peux rien que manger un petit bout et après on verra.

Avant cela, sortant un pichet de lait du réfrigérateur, je tente de m'en servir un verre. Le pichet me tombe des mains. Littéralement. Ce n'est pas que j'ai pu, quelque part, être maladroit, avoir la main en bois ou je ne sais quoi, c'est le pichet qui me tombe. Comme s'il avait décidé, personnellement, de me tomber des mains, comme pour prévenir ou pour faire son intéressant. Mes pieds nus, glacés par le liquide blanc renversé de partout, ressemblent à des poissons perdus sous la montagne. J'envisage dans un premier temps de quêter une serviette - pour nettoyer - ou un torchon, en prenant garde de ne pas les mélanger. Mais ce premier temps s'estompe dans un miaulement. Un chat, le mien, celui de la famille, de la familiale maison, celui-là qui est noir et superbe, me lèche les orteils un à un à la fois pour le lait et pour la politesse. Qu'il est beau quand il lèche ce chat qui m'appartient ! Tellement que j'en rougis et qu'au lieu de le laisser finir, je fuis une deuxième fois.

Jardin. Température inexacte. Couleurs du ciel : cruelles. L'herbe heureusement ravive un peu ces sensations poussives. Marcher dans l'herbe, pieds nus un dimanche matin, c'est pas tout à fait la lune mais c'est au moins satellitaire. Ils sont là. J'ai beau avoir recouvert une forme de décontraction en pénétrant le vert au sortir du blanc, je ne peux oublier mon liminaire sursaut. Cela fait combien de temps d'ailleurs que j'ai quitté mon lit ? Est-il de nouveau froid ? Ou bien tiède comme le blé une heure après la pluie ? Et le rideau cramoisi, et l'âme en celui-ci, cette âme qui repose dans ce rideau parce qu'il a été créé à un moment par des mains, et que ces mains forcément possèdent en elles une âme. Cette âme-là que fait-elle pendant que je sèche dans le jardin mes pieds ? Est-ce qu'elle pense ? Est-ce qu'elle propose ? Est-ce qu'elle exige ? Ou bien est-elle une âme comme vingt billions d'autres, victime autant du vent que de l'économie ?

Le mystère de l'âme du rideau cramoisi m'occupe pendant bien cinq minutes. Ensuite, j'accepte de ne plus me défiler. Puisque bon, je sais qu'ils sont là alors puisqu'ils sont là, il faut bien d'une manière ou d'une autre aller à leur rencontre. Et tant pis si ça suggère de dévaler nu-pieds la colline familiale. Et tant pis si cela sous-entend que la brioche pendant ce temps risque fort de durcir. Il y a des gens qui ont des destins et je suis de ces gens. Je quitte donc le jardin, mon chat, ma maison, ma brioche et file vers la plage. Parce que, je n'ai pas tous les éléments en tête mais s'ils sont là, s'ils sont véritablement là et que je ne peux pas y couper, ils ont dû arriver par la plage. C'est le plus pratique et le plus vraisemblable.

J'aurais pu mettre des chaussures, pensais-je en manquant de m'esquinter les pieds à chaque mètre de colline battu. Mais si on va par là on s'en sort pas, puisque j'aurais très bien pu, également, si mon but ultime dans la vie avait été de m'assurer une descente tout confort, devenir incollable sur la topographie des environs et savoir précisément où chaque trou et/ou caillou se trouvait afin de les contourner grâce à la loi du sage. De même, j'aurais pu consacrer une belle partie de mon temps à concevoir une sorte de cape sophistiquée qui, sous l'impulsion du vent, m'aurait permis de me retrouver sur la plage en une minute chrono et sans aucun effort. Mais si on va par là on s'en sort pas. Alors n'allons pas par là et continuons.

Soudain la plage. C'est bizarre. La colline, gros oeil herbeux, pierreux, laiteux et fougéreant me paraissait plus longue à dévaler. Un paragraphe pour dévaler une colline...Soit c'est un grand paragraphe, soit c'est une mince colline. Enfin...Soudain, la plage. Mes pieds, désormais défaits de toute éclaboussure blanche, s'enfoncent à présent dans de la matière beige. La mer, que mon pressentiment annonçait bruyante et forte en vagues, s'avère finalement assez calme. Peut-être qu'au fond, ils ne sont pas là et que tout n'est qu'un rêve. Ma gorge, penthotal organique, me suggère malgré tout d'avancer...d'après elle, ça n'est pas encore fini et ça n'est pas un rêve. Je décide de lui faire confiance même si l'idée de m'infliger une centaine de pas supplémentaire dans cette matière pesante ne m'enchante pas du tout.

Sont-ils là ? Mes pieds, mes petits pieds d'enfant sortis du lit trop tôt, gravissent la surface plane de cette plage du Nord avec difficulté. Mon pied gauche, en silence, tente de s'échapper, il n'a plus envie de continuer, il veut rentrer chez lui, se mettre au chaud, dans le lit ou devant la télé. Je lui désobéis. Ils sont peut-être là, et s'ils sont là et bien c'est mon destin que de. Que de. Que puis-je faire s'ils sont là ? Je n'y ai pas pensé. Que vais-je faire s'ils sont là ? Je ne suis pas assez grand. Je. Ma prodigieuse auto-dépréciation n'est pas vraiment un atout-maître dans ces cas-là. Je...

Ils sont là.
Ils sont plus que là.
La mer s'est rapprochée et donc je les vois. Ils sont nombreux, d'un nombre dur à distinguer. Je penche pour la centaine mais le millier serait également juste. Que font-ils là ? Pourquoi sont-ils là ? Non...je sais pourquoi ils sont là, ça je le sais, non, pourquoi suis-je là ? Ce n'est pas à moi, ce n'est pas à nous de les compter...ni de les découvrir.
L'écume des rares vagues forme au-dessus de leurs cheveux trempés comme de douces couronnes.
La mer semble s'être rapprochée encore, et eux avec. Je les vois de plus en plus distinctement.
Il n'y a plus de doute, ils sont là, et ils sont un nombre horrible, un nombre aveugle et sourd.
Les...je...la brioche doit durcir à cet instant...je pourrais avoir un morceau de brioche dans la bouche à cet instant-là de ma vie...mâcher de la brioche sucrée...plutôt que...Les corps des plus jeunes paraissent greffés aux corps des plus vieux, comme des bosses, comme des excroissances d'eux-mêmes, capables d'aimer et d'écrire un poème.

Mes pieds sont partis. Je suis à genoux sur le sable, ils sont là devant moi et ils se rapprochent inexorablement. Les vagues quant à elles tendent à se raréfier. La mer, pareillement. Il n'y a bientôt plus que le sable, eux...et moi. Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas ainsi que marche le réel. J'étais dans mon lit, au chaud, j'avais une famille, un chat, du lait et des brioches. J'avais une couette, décorée d'étoiles...mais ces étoiles ont disparu. J'avais un rideau doté d'une âme...mais cette âme a brûlé. Et mon chat ? Dévoré. Et le lait, et ma famille, et les brioches aux cent dorures ?

Bu, morte, éventrée.
Mes pieds reviennent. Ils sont poisseux. Je suis maintenant dans la mer et cette dernière est rouge.
Le sang de mes semblables la recouvre entièrement. Je. Je suis un migrateur. Je n'ai été que ça dans l'histoire du monde. Je ne serai que ça. Tant pis pour le reste, le rêve et l'amour fou.

Avant de mourir - parmi des millions d'autres, dans un anonymat de corps décolorés par l'eau grassement salée - j'ai pu goûter toutefois à la brioche que j'avais fantasmé. Et c'était bon. Quand bien même je n'avais ni œufs ni levure, quand bien même je dus faire avec tout ce que j'avais :

Une pierre et de l'imagination. Avec la première, je fis éclater une de mes canines. Avec la seconde, je me persuadai, luttant de toute mes forces contre la mort prochaine et l'envie de vomir, que cette dent prochainement avalée était une joie sucrée.


Turner - Fusées et lumières bleues (version reconstruite)




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