jeudi 26 mars 2015

Magdalene

Les ombres tournaient au plafond en décrivant de larges motifs à la fois squelettiques et floraux. En-dessous d'elles, Magdalene faisait tout son possible pour penser à autre chose et trouver le sommeil. Mais l'image de ces branchages noirs virevoltants était pour elle trop forte ; si bien que même les paupières fermées, elle les voyait, elle sentait leurs mouvements et leurs dangereuses ondulations. Elle avait désormais l'impression que ces ombres occupaient toute la pièce et qu'il suffisait d'un rien pour qu'elles quittent les murs avant de se jeter contre sa gorge blanche.

Ce n'étaient pourtant que des ombres, créées par le vent et la lumière lunaire.

Magdalene pensa un temps allumer la lampe du salon mais elle savait trop bien que c'était interdit, comme c'était l'hiver et que l'électricité devait principalement servir pour le chauffage central.
Alors, elle resta dans son lit seule et désemparée.

Les ombres soulevaient ses paupières chaque fois que celles-ci se rendaient vers quelconque apaisement. Avec vigueur elles infiltraient ensuite la sphère du cerveau, et là, elles étiraient leurs bras de façon à toucher tous les coins de sa chambre privée. Elles y dérangeaient tout, fantasmes, rêves, ennuis et espérances. Seul le cauchemar, recroquevillé dans son oblongue de verre, était laissé tranquille.

Magdalene, chahutée de la sorte par ces êtres informes sortis des peurs primaires, n'allait pas bien du tout. La sueur commençait à perler à son front comme le fait le beurre sur un toast trop chaud. Et Magdalene enfin se leva de son lit. Parce qu'elle savait que la fièvre amenait la maladie et que la maladie coûterait encore plus chère qu'une nuit sous la lampe.

Le vent continuait de souffler, pareil à un serpent aux dimensions infectes, et les ombres persistaient également dans leur ronde effroyable.

Magdalene, descendue du lit et la tête de travers, tira du manteau laissé là par son père un briquet aux contours vif argent. Elle envisagea dans un premier temps de s'en servir comme source de lumière constante afin de se défaire jusqu'à l'aube de ses ombres mais d'une la conception de ce briquet l'obligerait à garder toujours le pouce appuyé sur la détente, de deux elle savait qu'il s'éteindrait, faute de fuel, au bout d'une heure à peine.

Les larmes aux yeux, elle décida tout de même de garder le briquet. Elle en aurait besoin pour la suite et tant pis si derrière, elle se faisait gronder. C'était le meilleur plan et le plus économe. De nouveau vêtue de sa robe de vichy d'un vert passé, Magdalene sortit de chez elle. Les larmes roulaient désormais sur ses joues à une vitesse folle.

La flamme. Toute petite flamme. Comme une erreur, comme une tache jaunâtre au sein d'un tableau blanc. La neige tombe abondamment dans cette région du monde. La flamme. Toute petite flamme. Un pauvre point perdu dans l'infinité vierge.

Magdalene avance parmi la neige épaisse avec la même lenteur qu'un paquebot russe fendant malaisément les couches des océans arctiques. Elle sait ce qu'elle cherche mais ne sait pas où la trouver. Elle peut être sous n'importe laquelle de ces arcades. Magdalene avance dans cette espèce d'arène froide avec la peur au ventre, les larmes en bouche (comme des cadenas reliant ses yeux aux lèvres), l'Amazonie au front. Elle entend des bruits de sol et de gesticulation, elle croit percevoir quelques cercles d'un rouge sombre, sont-ce des yeux, sont-ce des choses, sont-ce du sang ?

Elle capte aussi des voix et des étouffements. Des râles indécents, et puis de la peau, plus pâle encore que la neige alentour. De la peau et des nerfs, qui s'affaissent mais se relèvent vite avant de s'affaisser une seconde fois. Des mains qui empoignent des cheveux et des parties du corps, des sortes de grappes à pointe rouge que Magdalene n'a jamais vues sur elle. Il y a des grognements aussi et des chiens qui dorment tandis qu'une poignée d'hommes font bouger pouces et index devant leurs manteaux longs tout en lapant le ciel.

Ce ciel où la lune, nue, a un visage fou.

Des craquements, des "tire-toi de là, la gosse ou ce pavé est pour toi", des "je vais t'arracher ta robe et tous tes os avec", des rots et comme des bruits de langue qui cognent contre la glace.

La flamme. Toute petite flamme. Comme une erreur.

Magdalene avance, de plus en plus péniblement, parmi cette neige, parmi cette boue que forme le monde humain. Mais l'arche suivante est la bonne. Elle reconnait sa mère grâce à sa clavicule, sorte de lampadaire mou. Un homme est allongé sous elle et il donne l'impression d'être en train d'agoniser. La mère de Magdalene aperçoit sa fille entre deux soubresauts, et alors que l'enfant craignait d'être prise en grippe dans telle situation, sa mère a le sourire. Un sourire de pure bienveillance, presque de pur plaisir.

"Mam..." Magdalene n'a pas pu terminer. Sa mère d'un geste simple, d'un seul doigt, lui a demandé de se taire.

Une accélération décisive du rythme des étoiles et l'homme sous la mère disparaît pour de bon.
Le bruit de l'argent encaissé et de la dignité qu'on force à rester là.

"J'avais peur toute seule dans le grand lit, maman. Les ombres sont nombreuses ce soir et puis j'ai de la fièvre."

"Ne t'en fais pas ma chérie, nous allons rentrer, de toute façon, j'ai déjà trop travaillé cette nuit."

Les deux femmes rentrèrent. Les ombres dansaient toujours, mais cette fois dans le calme. La mère prépara une tartine de miel pour que sa fille n'ait pas mal à la gorge au lendemain matin. Puis, après un verre de lait partagé, elles allèrent se coucher, non sans s'être assurées d'avoir remis le briquet à sa place. La tête posée sur la poitrine de sa mère, Magdalene pensait encore aux ombres. Elle avait besoin d'être certaine qu'elles étaient bien parties. Alors, elle rouvrit les yeux et fixa le plafond et en effet, il n'y avait rien, sinon de la lumière et le regard des saints.

La flamme. Très grande flamme.


Maria Aznar - Pintura Negra




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