vendredi 20 décembre 2013

Xmas

Nous sommes jetés, au soir du 24 décembre, au cœur d'une de ces villes introuvables ailleurs qu'en Europe centrale. C'est là, entre les mailles de ruelles où la neige est absente, que notre histoire trouve racine. Là, sous la pluie, dans la nuit, dans le froid et sous les éclairages de néons roses et blancs. Là et pas autre part, pas près des assiettes pleines et des sourires joyeux ; pas non plus au sein de ces familles qui, pour une fois réunies entièrement, se congratulent et s'extasient. Nous ne sommes pas au chaud, nous sommes auprès de la brique triste et nous marchons lentement au fil des flaques d'eau.

Notre pas s'avère grave, il est à mille lieux de ceux que font, sur leurs moquettes tressées, ces infinités d'enfants guettant, avec au fond du cœur la même héroïque impatience qu'un chef des armées, l'arrivée du Saint Rouge. Nous sommes loin de tout cela, loin de tout et sous la pluie, et dans la nuit, et dans le froid. Nos yeux clignotent, comme s'ils étaient victimes de quelque défaillance, comme ces feux tricolores quand ils ont pris la foudre. Les avenues sont vides, toutes autant qu'elles sont, la veille pourtant elles étaient débordantes...on y voyait des forêts d'hommes et de femmes se ruant après le moindre jouet, après la moindre poupée au regard vivant. C'était l'heure des retardataires, l'heure pour tous ses étourdis parents d'aller faire leurs emplettes dans l'espoir de remplir, le lendemain, les yeux de leurs engeances d’inoxydables étoiles. C'était l'heure de la monnaie et l'heure de l'achat, l'heure du rêve que l'on paie à fort prix et qu'on fourre frénétique dans du papier cadeau. C'était une heure de vie, quoi qu'on en dise et quoi qu'on puisse penser de la consommation, une heure vécue pour l'Autre et sa satisfaction, une heure d'altruisme et de profonde débilité. Mais cette heure est passée, les rues se sont vidées et les forêts humaines s'en sont rentrées chez elles. Elles ont laissé en guise d'empreinte des enchevêtrements d'abandonnés caddies, des montagnes de chocolat brisé et deux immeubles au moins de peluches éventrées. Elles nous ont laissé, aussi. Nous, parmi ce gris désert, parmi ces flaques d'eau d'où notre court reflet tente de s'échapper, parmi ces aléas qui nous ont, sait-on comment, éloignés de Noël et de ses beaux esprits.

Il demeure sûrement des traces de nous sur des photographies et ces photographies sont peut-être aujourd'hui, encore, regardés quelquefois avec regret et déchirement. Il demeure sûrement des traces de nous sur des cahiers de texte où nous notions, avec application, les prochains rendez-vous et les prochains devoirs. Il demeure sûrement des traces de nous sur le bois de ces lits où, par habitude nous grattions, à l'aide de nos mains, à l'aide d'un couteau, les figures et les noms que nous aimions alors. Il demeure sûrement des traces de nous chez ces personnes qui nous furent chères, chez ces Cassandre, chez ces Esther, chez ces Benoît et chez ces Luc. Il demeure sûrement des traces de nous, partout ailleurs mais pas ici, pas dans cette ville, pas cette nuit.

Nous nous sommes arrêté. Le néon au-dessus de nous tinte en prenant toujours soin d'être désaccordé, en s'arrangeant pour n'être ni musique, ni contraire de musique, en s'arrangeant pour que son chant soit un chant d'oppression. Nous sommes seul depuis deux ans. Nous sommes une pièce montée d'organes qui ne fut jamais servie, pas même à cette table où les clochards grignotent. Nous sommes un océan privé de toutes ses côtes et qui pourraient tenir dans un sac plastique. Nous sommes tendu extrêmement en ce 24 décembre, encore plus tendu que ne l'était Marie.

Un chemin s'ouvre désormais devant nous et des rires éclatent. Ce ne sont, à vrai dire, pas tout à fait des rires, ce sont plus des grincements, des coulissements, des toussotements. Tout autour de nous s'étalent des ombres apparemment humaines qu'on distingue avec peine et au-dessus desquelles s'élèvent de verts crachats, des fiévreux glaires comme autant de signes claires qu'une maladie profonde s'agite là-dedans. Il y traîne aussi une odeur de whisky et de parcheminé. On y devine également des os de différentes couleurs et, dans ce qui semble être l'horizon, on aperçoit un arbre aux fruits juteux et lourds. L'un de ses fruits crie comme un nourrisson avant d'être arraché et détruit à coups de dent. Nous avons marché sur ce maudit sentier jusqu'à le dépasser et jusqu'à arriver au quartier rubicond.

Dans ce quartier à dingue réputation , nous avons découvert un calendrier de l'avent d'un genre nouveau. Nous avons découvert un bâtiment criblé par des vitrines et des vitrines habitées par des femmes aux atours flagrants. Ces femmes, ces vitrines, ces cruelles nudités, allumèrent en nous des feux d'Antiquité. Nous savions pourquoi nous étions là, enfin, nous savions pour quelle raison la vie nous avait infecté. Nous allions prendre femme en ce soir de Noël.

Nous avons choisi la moins jeune d'entre elles, comme pas fou nous sommes et pas trop criminel. Elle s'appelle Phillis comme la poétesse et c'est une femme rousse d'une quarantaine d'années. Elle est tendre avec nous, elle nous explique comment ça marche et combien ça coûtera. Nous lui donnons ces cinquante et, en s'efforçant de sourire, elle ferme à clef derrière elle et ferme son rideau. Elle nous demande quel genre d'ambiance on veut, quel type de lumière. C'est vrai que ce rose est aveuglant alors nous optons pour un bleu vermeerien. D'un seul coup, Phillis s'est faite brune et paraît plus âgée. Nous pensons dans la foulée, plutôt qu'à l'esthétique, à l'expérience, et nous touchons d'une paume sa poitrine mystique. Immédiatement, ce contact active en nous de sanguins mécanismes et de folles envies. Phillis nous demande de nous calmer, défait notre pantalon, abat notre caleçon puis, comme le ferait un prêtre au cours d'un baptême, éclabousse d'eau tiède notre virilité. Phillis nous lave avant qu'on la salisse. Nous avons honte et peur, un peu, mais sa poitrine et sa chaleur démolissent ces angoisses. Phillis s'est mise à genoux et approche sa bouche. Sans savoir pourquoi, nous la repoussons et l'encourageons à passer directement au plat de résistance. Phillis s'exécute et nous touchons ses seins et nous touchons ses fesses, frénétiquement. Ces gestes sont pour nous comme des accidents, comme des au-delà, comme ce jour où nous avons osé traverser la rivière. Nous sommes en Phillis et Phillis gémit. Elle est humide et bêtement, nous pensons que c'est fait grâce à nous et non au lubrifiant. Nous accélérons le mouvement, nous cherchons par tous les moyens à caresser ses générosités, à embrasser ses présents, à mordre ses mamelons. La nuit est bleue et elle est chaude soudain. Le soleil et l'électricité enlacent notre squelette et baisent notre sang, ils bouillent tout deux à l'unisson tandis que nous allons, vivement, au plus profond des chairs. Phillis a disparu à ce moment-là, elle n'est plus qu'une idée pour, qu'une manière de, qu'une façon d'obtenir. Le soleil et l'électricité sont rejoints par l'aurore et par le nucléaire, nos mains empoignent Phillis avec une vigueur jusque là méconnue et l'instant d'après, toutes ses forces concentrées se déversent puissamment dans la pauvre Phillis. Pendant un temps, nous craignons de l'avoir tué, nous craignons qu'elle n'ait pas résisté à un tel cataclysme.

Quand nous ouvrons les yeux, Phillis est déjà en train de se nettoyer et paraît ennuyée. Qu'avons-nous fait en ce 24 au soir ? Nous ne le savons pas mais cela fit grand bien. Les néons sont passés du bleu au blanc, à cette sorte de blanc clinique et dur qu'on ne peut pas voir dans la nature. Phillis est magnifique malgré ses quarante ans et, malgré notre jeunesse, nous aimerions l'embrasser sur la bouche et lui dire de nous suivre. Mais nous n'avons nulle part où aller, aucun refuge en vue, aucune église pour notre asile alors nous partons. Phillis est vivante, nous sommes son sixième client ce soir. La lumière est repassée au rose d'étincelle, le rideau s'est rouvert. Nous regardons Phillis et nous la remercions. Nous remercions vraiment Phillis la meurtrière, ce corps nu et roux derrière sa vitrine, comme elle assassina un peu de la douleur.
Phillis, pour ce si précieux don, tu mériterais d'échanger ta vitrine avec la baie vitrée d'un loft new-yorkais. Nous la saluons une dernière fois avant de disparaître. Dieu, cette nuit le Saint Rouge a rencontré une femme de son rang !

Les ruelles devant nous sont vides à nouveau, grises évidemment et suintent le sinistre. Nous allons bientôt nous évanouir mais avant cela une sensation, une tache humide, une éclosion. Un fragment de cristal repose sous notre œil en ce soir de Noël. Est-ce de la neige ? Est-ce de la cendre ? Ou bien est-ce une larme ? Nous ne le saurons pas, nous nous évanouissons et là, derrière ces maisons aux parois défoncées, au-dessus d'elles, presque à l'étranger, des gens aisés, des gens saillants, mangent, boivent et défont leurs cadeaux avec gravité.


Georgia O'Keefe - Jack in the Pulpit No. IV

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