samedi 14 décembre 2013

Sept.7.

Personne n'en parlera dans la presse, il n'y aura pas l'ombre d'un gros titre au sujet de ce qui s'est réellement passé ce soir-là. Les journalistes préféreront, comme à leur habitude, se concentrer sur le manque de cohérence de notre équipe, sur l’inefficacité chronique de notre attaquant de pointe, sur notre absence d'investissement. Ils préféreront tirer sur nous à balles d'encre, mettre nos têtes entre les mains d'une corde et faire vaciller, à coups de répliques merveilleusement senties, la chaise qui les retiennent. C'est vrai, nous avons mal joué ce match, nous étions indignes de nos statuts voire de nos salaires. Oui, nous fûmes battus par plus faibles que nous. Oui, cette élimination est une infamie. Mais...n'est-ce pas là la loi du sport ? Que de créer des gagnants et d'inventer au même instant, de terribles vaincus ? N'est-ce pas sublime que ce renversement quand, prétendument plus limitée, une fratrie d'hommes au courage s'extirpe de cette limitation pour devenir, le temps d'une soirée, une machine victorieuse faite de jambes parfaites ? Voyez le traitement médiatique de ce qui pour nous restera une débâcle dans cet autre pays fracturé de partout pour qui le seul contentement est d'avoir parfois un peu de fromage à tremper dans son lait. Voyez-les en tribunes ces sourires édentés de gens qui sont peut-être, des cousins ou des frères de ces autres qui, sur le terrain, nous mirent au pas ensemble. Voyez la grâce de cette jeune fille embrassant son héros, voyez l'allure de son gladiateur, il est maigre comme l'averse et ses yeux tout injectés de sang n'inspire pas que du bon, pourtant, il est beau ce soir-là, plus beau que la pleine lune ou que l'américain qui se bat sur les quais. Telle est la loi sportive, elle permet à de rares occasions de briser la logique et du faire du rat un lion spectaculaire, elle offre aux perdus de tout bords des raisons d'espérer parce qu'après tout, en quatre-vingt et dix minutes, tout peut bien se passer. Il ne s'agit pas là d'une guerre de cent années, il s'agit d'une guerre d'une heure et sa moitié, d'un infime clapotis dans l'océan du temps où, au sein de ce dernier, les rois peuvent rapidement se vêtir en bouffons et les bouffons grailler les étoiles à pleines dents.

Personne dans la presse n'en parlera, de ce sentiment de fierté manifeste que j'ai eu à perdre ce match-là. Ils jugeront intolérables mon attitude, ils envisageront sans doute des retenues financières et quelques autres moyens de me priver. Qu'ils fassent donc, cela ne changera rien. Bien sûr, lors de la partie en elle-même j'étais au maximum. Bien sûr que je ne voulais pas perdre, bien sûr que je ne voulais pas ressentir à nouveau ce malheur profond quand on encaisse un but, ce désarroi puisqu'on se sent alors dépassé par toutes choses, utile en rien, brisé de fond en comble et amer comme lorsqu'on sait qu'un amour se termine. Bien sûr, j'ai tout fait pour me relever et pour qu'on revienne au score, bien sûr que je m'en veux de ne pas avoir assez appuyé ma tête et d'avoir çà et là marché et non couru. Bien sûr que le coup de sifflet final fut un abattement, un choc similaire à celui du marin foudroyé par la vague, un déchirement total, un anéantissement. Mais...à voir tout de suite après le stade s'embraser, à le voir se coiffer d'un rouge puissant, à l'entendre hurler comme autant de cœurs heureusement unis, à l'entendre craquer sous le poids du plaisir, à le sentir infiniment soulagé d'être qualifié, à le savoir, ce stade, vivant comme jamais, vivant et solidaire, vivant et accompli, vivant et libéré...à voir ce bonheur qui semblait, pour ces gens-là, disparu depuis long, je ne pouvais pas me sentir égoïstement triste à cause d'une simple défaite.

Des matchs, j'en ai gagné beaucoup et j'en gagnerai sûrement encore toute une infinité et chacune de mes victoires fut pour moi une émotion particulière faite d'une illimitée joie. Mais aucune de ces réussites, y compris celles des grands soirs européens, ne me toucha autant que cette défaite-là. J'étais...au milieu de cette forêt, puisque c'était un stade bâti sur l'herbe d'une clairière, un stade au milieu des arbres qui ressemblait de loin à une apparition, à un immense fantôme circulaire et massif...prodigieusement fier d'avoir perdu. Fier d'avoir pu donner, par inadvertance et malgré moi, un haut orgasme aux supporters adverses. Fier d'avoir reçu mille et une insultes à mon encontre et à l'encontre de ma mère bien aimée, parce que ces insultes, certes dures, certes débiles, étaient l'incarnation d'un esprit combattant qui paraissait avoir quitté ces lieux depuis des décennies. J'étais fier et honteux au milieu de ces gens, au milieu de ces arbres, fier de leur offrir un pur réjouissement - allant au-delà cette fois de cette espèce de due satisfaction que j'offrais à mes propres partisans, peuplade d'exigeants, lors des nuits victorieuses - et honteux parce que portant les noires couleurs de l'adversaire.

Le stade brûlait encore quand je suis sorti des vestiaires pour voir la pelouse une dernière fois. Personne à ce moment-là ne savait à quoi je pensais, mes coéquipiers étaient trop soucieux quant aux conséquences que pouvaient avoir cette élimination sur leurs jeunes carrières, mon entraîneur avait trop peur de perdre son emploi et mes proches n'étaient pas venus jugeant l'affaire déjà pliée et la destination pas assez exotique. Le fantôme brûlait encore, de rires et puis d'ivresses, quand j'ai pris le ballon. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire, je savais seulement que j'avais envie de toucher le ballon et de m'amuser avec. J'ai fait quelques frappes sous les yeux moqueurs des spectateurs qui étaient restés en tribune, sans doute pour prolonger le plaisir. Au bout d'un moment cet exercice me lassa comme le football, sans partenaires, n'est rien que vanité. Alors, sans songer au sens de ce geste, j'ai fait signe à l'un des stadiers de venir me rejoindre. Je fis de même avec les supporters et très bientôt, nous nous retrouvâmes à être une vingtaine autour de la balle. Dans la foulée, parce que j'étais à vrai dire exténué, je me proposai en tant que gardien de but et défiai toutes ces personnes que je ne connaissais pas de venir m'en mettre un, défi qu'ils acceptèrent plutôt joyeusement. En me projetant dans les airs pour capter le cuir, j'étais plein d'un fol enthousiasme, j'étais en vie, le monde tournait d'une façon musicale et ces autres qui jouaient avec moi souriaient magiquement. Ce fut un moment parfait. Une communion dans tous les sens du terme, ma première rencontre avec l'humanité et avec toute sa force. Ce moment parfait fut capturé par l'un des photographes restants.

Personne dans la presse n'en parla, il ne fut jamais question de moment parfait. Seulement de trahison, de crime envers mon équipe, envers mes dirigeants.

Pour ce crime, mes propres supporters m'ont conspué et menacé de mort. Je ne leur en veux pas, ils avaient cru l'image telle qu'on la leur avait présenté, avec du texte et non du sentiment. Ils avaient cru que je me moquais tellement des performances de mon club que j'étais allé jusqu'à jouer pour mes adversaires. Ils avaient cru que j'avais été soudoyé d'une manière ou d'une autre pour faire gagner l'autre équipe. Ils avaient cru que j'étais un vendu, un pleutre, un traître immonde. Parce qu'ils avaient cru cela, à chaque rencontre qui suivit je me faisais copieusement siffler. Mon entraîneur, conscient de mon talent mais désireux avant tout de ne pas se mettre le public à dos, me fit de moins en moins jouer. Je fus transféré à la fin de la saison dans un club moins prestigieux où, quelques semaines seulement après mon arrivée, mon ligament croisé antérieur se brisa suite à un mauvais appui. Ma rééducation fut longue et douloureuse, elle fut surtout solitaire.

J'avais, heureusement pour moi, lors de mes moments de grave mélancolie, toujours à mes côtés cette fameuse Une. Non, je ne parle pas de celle où je soulève le trophée au long nez, non plus de cette autre où, en costume blanc cassé, je pose crânement devant ma cheminée avec mon Soulier d'or. Non, je parle de ce cliché pris un soir de septembre 1991 et surplombé par un seul mot tracé en gras, à l'encre vive : "Salaud !"

*

Peu après sa carrière, Ernest Krankl engagea une grande partie de sa fortune dans la création d'une association contre l’illettrisme. Il fut aussi l'un des plus farouches opposants à la destruction du stade de Linz situé, comme chacun sait, au cœur de "la forêt fantôme".


Adalbert Stifter - Untitled

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