samedi 9 novembre 2013

Sept.2.

Un gymnase entouré d'arbres et de feuilles qui craquent, quelques rayons de soleil qui percent au travers de sa longue baie vitrée, le prodigieux parfum d'automne s'écoulant au dehors, mélange de fraîcheur et de mélancolie, l'odeur chargée des corps fatigués se diffusant au dedans, fine fusion de sueurs et de chaussures usées. Un bureau, derrière celui-ci, un homme, quarantenaire tout au plus, aux épaules sûrement revenues du Golgotha tant elles semblent travaillées, aux lunettes à montures légèrement dorées et au front marqué par trois grosses rides qui paraissent reprendre ce simplissime dessin composé de trois traits ondulés que l'on donne aux enfants pour définir la mer. Devant cet homme et devant ce bureau, un trentenaire ordinaire, engoncé dans un vêtement mal adapté aux coutures inélégantes et aux couleurs passées. Les deux hommes s'adressent la parole et l'on sent, grâce aux positions mais surtout grâce aux voix qu'une certaine hiérarchie est en place, sûrement s'agit-il là d'une audition, sinon pourquoi ce bureau et pourquoi cet air grave et cet air gêné, pourquoi l'un donnerait l'impression de jouer toute sa vie tandis que l'autre, aux trois rides maritimes, l'observerait, tranquille, en jouant trois fois rien, si ce n'est ce matin d'automne et la vie de cet homme ? 

Seule une audition peut motiver de telles soumissions entre deux êtres humains apparemment inconnus l'un de l'autre. Seule une audition peut faire fléchir volontairement un mince trentenaire avec autant d'aisance, parce que cette audition représente l'espoir, pour lui, de briller quelque part et de goûter enfin, un minimum, à l'extraordinaire. Mais pour cela, il faut que le trentenaire se comporte le plus agréablement possible, qu'il obéisse aux goûts et aux envies de son interlocuteur tout en restant, et c'est là le plus dur, l'homme qu'il était il y a quelques heures, avec ses défauts et ses qualités ; cet homme honnête qui ouvrit ses rideaux avec paresse et vit, dans l'immeuble voisin, un jeune couple en train de se griffer violemment au visage. Cet homme honnête qui fit sa toilette avec force attention afin de n'oublier aucune peau morte de la veille ou quelque mie de pain égarée sur ses lèvres. Cet homme honnête, trentenaire amoureux de la laine et des teintes criardes, qui répéta devant son miroir la phrase suivante pendant cinq bonnes minutes : "Je suis différent."

Une audition certes mais pour devenir quoi, ou qui ? Était-ce une histoire de théâtre ou de musique ? Était-ce un recrutement pour l'une de ses émissions destinées à la masse ouvrière ? Souhaitait-il le tester pour découvrir en lui toute sa débilité, toute sa faiblesse et toute cette bonne chair qu'il offrirait aux spectateurs pervers ? Ou était-ce tourné vers quelque chose de plus secret ? Il était difficile pour ne pas dire impossible de le déterminer tant les questions, qui sont restées de cet entretien, demeurent soit ésotériques, soit plates comme la Terre d'avant...Voyez :


Quarantenaire aux trois rides - Quels sont vos antécédents médicaux ?

Trentenaire ordinaire - Pas grand chose, j'ai attrapé mon lot d'angines et de rhumes fulgurants mais rien qui aille au-delà de l'ordre ou de la morale, pas d'anévrisme ni de souffle au cœur, pas même une petite apoplexie à me mettre sous la dent. Je fais un mauvais malade, sûrement.

Quarantenaire aux trois rides - Et parmi vos parents ?

Trentenaire ordinaire - Mon père a travaillé beaucoup dans le textile, dans la maille plus précisément mais il ne s'est jamais approché de ces machines dangereuses qui vous posent de la suie sur les entrailles, du coup, il est seulement mort d'un trop d'alcool. Quant à ma mère, c'était une petite maman, avec les cheveux bouclés et une infection à la vessie une fois tous les quatre ans mais rien de plus, et elle est toujours vivante, elle vit là-haut, près de l'église, je ne sais pas si vous situez...

Quarantenaire aux trois rides - Je ne suis pas d'ici. Et vous avez des sœurs, des frères ? 

Trentenaire ordinaire - Non, j'aurais pu avoir un frère mais la Mort en a décidé autrement et l'a pris alors qu'il avait même pas un an, triste histoire s'il en est. Sinon, j'ai des cousins dans le sud d'après ce que je sais mais je ne les ai jamais vu. 

Quarantenaire aux trois rides - Bien. Revenons à votre mère. L'aimez-vous ?

Trentenaire ordinaire - Je l'aime comme une habitude...comme une étoile que l'on retrouve chaque nuit accroché dans le ciel ou comme une viennoiserie que l'on prend au goûter. Mais je ne l'aime pas plus que ça, si cette étoile venait à être là le jour ou si je finissais par me nourrir exclusivement de cette viennoiserie, j'en aurais vite marre. Avec tout le respect que j'ai pour elle, disons plutôt que je l'aime bien, comme on aime un chat par exemple.

Quarantenaire aux trois rides - Je vois. Comme vous parlez de viennoiserie, dites-moi un peu, comment sont vos repas, de quoi se composent-ils ?

Trentenaire ordinaire - Enfant, je mangeais tellement que l'on m'appelait le bossu de devant. J'en ai souffert, tant et tant que ça a fini par me dégoûter des plaisirs nourriciers. Par conséquent, depuis que j'ai quinze ans, j'ingurgite uniquement des fruits frais, oranges, tomates et pommes, et quelques légumes verts. Je mange très peu de viande, parce que j'ai pas le sou bien sûr mais aussi parce que je trouve dommage ce qu'on fait à ces bêtes. J'ai vu de ces images vous savez, du veau que l'on emmène, avec ses yeux très tristes, loin de sa mère et qu'on découpe ensuite sans dire un mot, sans faire une messe. Je comprends qu'on s'en nourrisse parce que c'est excellent et important pour la santé mais on pourrait faire autrement, avec davantage d'étiquette.

Quarantenaire aux trois rides - Et le poisson ? Et les viennoiseries, en soi ?

Trentenaire ordinaire - Le poisson me déplaît. Pour moi, il y a un "s" en trop. Ce sont des animaux laids qui, outre leur formidable capacité à respirer sous l'eau, produisent peu d'émotions chez moi. Et pour les viennoiseries, j'en mange une seule par jour, c'est la seule chose qui me soit restée de ma gourmandise d'enfant, la seule chose sucrée, et puis peut-on honnêtement résister à la pâte d'amande et aux éclats de cacao ? Non, nous le pouvons pas.

Quarantenaire aux trois rides - Merci pour ces réponses. Passons à un autre sujet voulez-vous. J'aimerais que vous me parliez de votre corps, que vous me disiez si vous l'aimez ou non et que vous me parliez des quelques blessures qu'il a sans doute subi.

Trentenaire ordinaire - Je veux bien mais je ne sais pas trop quoi vous dire là-dessus. Mon corps, et bien mon corps est mince pour les pauvres et maigre pour les riches. Mon corps a une côte fêlée depuis tout gosse, mon corps a le dos en compote mais des jambes bien portantes, musclées je crois. Plusieurs femmes m'ont même dit que j'avais des jambes de sous-marinier, dans le sens où elles avaient l'air aussi pleines de sang que celles de ces derniers. Après, savoir si je l'aime ou non, mon corps. Cela dépend des jours et des miroirs, cela dépend des saisons et de mon hygiène, en soi, je l'aime quand il est nu et qu'il fait un effort. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire exactement.

Quarantenaire aux trois rides - Je vois tout à fait rassurez-vous. Et votre visage, qu'en pensez-vous ?

Trentenaire ordinaire - Mon visage sort d'un livre d'horreurs. J'ai le nez d'un étudiant en art et la bouche d'un zèbre, j'ai des joues, malgré ma maigreur, rondes et rouges et un front qui ressemble à ces briques mal peintes qu'on trouve dans les chapelles. Seuls me plaisent mes yeux, parce qu'ils sont d'un bleu qui tire sur l'infini et que parfois, quand je m'ennuie, je peux m'y plonger des heures et des heures encore. Mes cheveux aussi ne sont pas mal, j'aime leur longueur ainsi que leurs reflets, bordeaux et capucins. 

Quarantenaire aux trois rides - Merci pour ces réponses et pour cette honnêteté. Je vous rappellerai. 

Trentenaire ordinaire - Attendez, monsieur, attendez. Je ne vous ai pas montré mon numéro ni comment je danse ni comment je sais rire. 

Quarantenaire aux trois rides - Ce n'est pas grave, ce n'est pas ça qui m'intéresse chez vous.

Trentenaire ordinaire - Mais j'avais préparé tout un spectacle rien que pour vous, avec des acrobaties et des devinettes vraiment ardues. J'aimerais tant que vous me choisissiez savez-vous ?

Quarantenaire aux trois rides - Ne vous en faites pas. Je vous ai déjà dit que je vous rappellerai et je n'ai qu'une parole. Alors, soyez tranquille et disons-nous au revoir.

Trentenaire ordinaire - Mais, pardon, pardon, mais si ce ne sont pas mes talents d'acteur ou d'illusionniste qui vous intéressent chez moi, et bien qu'est-ce donc ?

Quarantenaire aux trois rides - Vous le saurez bientôt, n'ayez pas peur. En attendant, au revoir et merci.

Trentenaire ordinaire - Merci, oui, merci et au revoir...


L'homme s'était déjà levé et avait quitté le gymnase, laissant derrière lui, l'autre, interdit et enjoué. Interdit car ne sachant pas en quoi il était différent ni même s'il l'était réellement, et enjoué parce qu'il savait qu'un jour prochain son téléphone sonnerait, et qu'il attendrait cet appel comme on attend Noël : avec ferveur et les larmes aux yeux.


Adolfo Hohenstein - Illustration pour l'Iris de Mascagni




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