samedi 26 octobre 2013

Sept.1.

Décidément bon à rien je devais être. Seulement quelques jours avec ma nouvelle classe et déjà une mauvaise note. Ils ne me le pardonneront certainement pas. Ils feront peut-être comme la dernière fois, me demandant de rester debout face à un mur pendant près d'une heure. Une heure où je me penserai en sécurité, bien que puni et où je songerai aux dix mille beautés cachées dans la nature. Une heure où mon frère rôdera derrière moi, pour s'assurer que je m'acquitte correctement de cette tâche. Une heure où, précisément au moment où je serai le plus détendu et le plus happé par ma rêverie, ce même frère surgira pour projeter violemment ma tête contre ce mur. Je n'y verrai alors plus rien, du sang remplira mes yeux et j'aurais mal, mal comme jamais, car à l'intérieur de mon crâne, se répétera inlassablement la violence du choc et ce durant quinze longues minutes. Ma tête contre le mur, écrasée, détruite en un simple geste de la main et par mon propre frère. Mon crâne fendu, mon crâne sonné pour de bon, par les briques grises du garage, par la main de mon frère.

Au soir, ils se sont tous moqués de moi, de l'épaisse bande de gaze que j'avais dans les cheveux et de l'espèce de chauve-souris rouge qui s'y dessinait sur le dessus. Ils me disaient que saigner autant suite à un traumatisme aussi bénin, était le signe clair de mon manque de virilité. Onze ans que j'ai et ils me bassinent avec leur virilité. Les fleurs dont je rêve ne sont pas celles des femmes, pardonnez-moi. Les fleurs dont je rêve sont les bleues coloquintes ou ces blanches autrichiennes qui vivent en orphelines au sommet des montagnes. Un homme ne saigne pas, un homme ne pleure pas, un homme ne se plaint pas. Tel était, fort malheureusement, le credo familial. 

Après le dîner, après que l'on eut bien ri de ma blessure et qu'on se fut bien gaussé de mon humiliation, j'ai été autorisé au coucher. Comme chaque nuit, j'ai pensé à ma sœur que je jalousais tant. La pauvre s'en était allée il y a deux hivers de cela, sur une maladie d'os. Elle en avait de la chance d'être morte ainsi. Elle était partie juste avant que les violences ne s'intensifient à notre égard, peut-être par prescience. Elle était partie avant que Père ne lâche prise et avant que mon frère ne goûte aux joies de la torture. 

Igrid, petite mauve aux yeux glacés, tu as bien fait de quitter cet endroit. Ici, il n'y a plus rien de bon. L'eau que l'on nous fait boire ressemble à de l'acide et les crêpes que maman fait sont dénuées de saveur, elles ont beau être faites devant moi, j'ai l'impression quand j'y plonge mes dents qu'elles datent d'une décennie au moins. Ici, il n'y a que des outrages et des plaies en pagaille. Et le pire, c'est qu'on ne me laisse pas le droit à la cicatrisation...j'en veux pour preuve le fait que la nouvelle occupation favorite trouvée par mon frère est de retirer, comme des languettes brunes, toutes mes croûtes naissantes. 

Enfin Igrid, mon école est publique et c'est là mon salut. Enfin Igrid, ça, c'est ce que je pensais quand Père et Mère acceptèrent de m'y inscrire. C'est, à la vérité, encore pire que tout puisque le moindre de mes manquements scolaires est puni cent fois plus qu'une erreur ordinaire. Un jour par exemple, par trop de hâte, j'avais laissé à la maison mon crayon à papier et j'avais par conséquent dû me débrouiller sans. Mais les exercices étaient difficiles et exigeaient cet outil, c'est alors que sans que je ne le veuille et sans que je ne dise rien, c'est alors que ce garçon m'a tendu son crayon à papier. J'ai refusé, poli et silencieux, mais il a insisté et m'a bien signifié que je pouvais prendre ce crayon car lui n'en avait pas besoin puisqu'il en avait plein. J'ai fini par accepter, sans dire un mot, le remerciant uniquement par un léger signe de tête. Il prit ce remerciement comme une bénédiction qui fit apparaître sur ses deux joues les pointes d'un sourire gracieux. Le soir venu, sur le chemin de la maison, ce froid chemin de terre que j'empruntais toujours avec une incroyable lenteur histoire de prolonger les plaisirs extérieurs, je ne pensais plus à mon crayon oublié et pensais simplement à ce prodigieux cadeau que ce garçon m'avait fait. Car pour moi qui découvrait la joie du recevoir, ce court crayon offert avait autant de valeur que l'or pour les chrétiens.

C'est le visage déformé par un rictus qu'ils ne me connaissaient pas, que mes parents m'ont accueilli. Ils avaient l'air sincèrement dégoûté d'apercevoir parmi mes traits, cet embryon d'amicale tranquillité, cet écho au sourire plein de grâce du garçon. Ils avaient cette même expression d'horreur quand Igrid, toi ma sœur, tu leur parlais du chat des voisins qui parfois venait jouer dans tes bras. Mais Igrid, ce que tu ne sais pas, c'est que pour eux, je suis devenu encore moins que le chat des voisins. Tu te souviens qu'ils avaient essayé de le faire périr dans les flammes et qu'il en avait réchappé de peu ? Et bien, que crois-tu qu'ils ont fait avec moi ? 

Ils m'ont d'abord assis et interrogé en détails, comme chaque soir, sur le déroulement de ma journée. Je me suis soumis à cet interrogatoire en prenant soin de ne pas parler de cette histoire de crayon. Ils ont tout écouté sagement et chose effrayante, ils ont souri eux aussi. Père et mère, imagines-tu ? Moi, je l'imagine très bien et je peux te dire que c'est une vision dont on ne ressort pas. Toujours est-il qu'en les voyant frappés ainsi par cette inhabituelle grimace, je me suis mis à sourire moi aussi, sûrement par mimétisme et sûrement pas à cause d'un quelconque regain de bienveillance sur leur compte. Nous nous sommes souris pendant bien une minute. Et tout s'est ensuite enchaîné rapidement.

"Et ton crayon ? Tu n'aurais pas oublié ton crayon par hasard ?" / Oui, excusez-moi, Père, excusez-moi franchement. J'ai tout de même réussi à m'en passer. / "Comment as-tu fait ? Tu as osé demander l'aide de quelqu'un ? Tu as osé te faire remarquer alors que l'on exige de toi que tu te fasses aussi discret qu'un rat ?" / Non, pas du tout, Père, j'ai fait sans, c'est tout. Jamais je n'irai adresser la parole à quelqu'un d'inconnu, ni même à quelqu'un de connu sans autorisation de votre part. / "Chérie, attache-le à sa chaise, je crois que ce clown nous ment." / Aussitôt des nœuds, serrés en diable, embarrassèrent mes poignets et mes jambes / "Je vais fouiller ton sac, voir si j'y trouve quelque chose..."

Naturellement, Père trouva le crayon. Mère, à la lumière de cette découverte, fut prise de convulsions. Comme si elles venaient de surprendre Père en train de forniquer avec une autre qu'elle. Elle paraissait trahie et profondément blessée. Elle a chuchoté à l'oreille de Père. Père acquiesça. Je me demandais ce qui se tramait au juste et si j'allais tâter une nouvelle fois au supplice du mur. Un rire traversa la cuisine. Un rire juste après l'impact. J'avais très mal et pourtant, c'était comme si je ne ressentais rien. Père venait de me planter mon tout nouveau crayon au travers de la joue. Je n'avais pas vraiment mal tant l'objet avait efficacement transpercé la chair, à peine sentais-je sur le bout de ma langue, la saveur si particulière, mélange de pluie et de cuivre, de la mine de ce genre de crayon.

Puis, je n'ai plus senti qu'une saveur cuivrée. Le sang me coulait sur la joue et à l'intérieur de la bouche. Mère venait de retirer d'un coup sec mon outil d'écolier. J'avais désormais un peu mal, un peu froid, et surtout beaucoup de peines pour mon camarade. Il m'avait offert l'un de ses crayons et je n'avais pas su y faire attention. Maintenant il était tout recouvert de mon sang, de cette substance rougeâtre qui, apparemment chez moi, exultait avec davantage de force que chez les autres, signe de mon absence de virilité. J'ai tendu la main vaguement en direction de celle qui m'avait mise au monde, pour qu'elle me rende mon crayon avant qu'il ne soit trop abîmé. Elle a fait mine de me le rétrocéder avant de le briser de ses deux mains. Ma joue crevée s'ouvrit encore un peu plus, je criais, je m'en voulais, quelqu'un avait eu de la bonté envers moi et je n'avais pas pris soin de son bien. Je criais follement et sur ma langue, le cuivre dominait, comme au cœur des orchestres pragois. 

*

Ce matin, mon Maître, un homme qui ressemble d'allure à un trognon de pomme, m'a remis mon contrôle. Igrid, j'ai eu un sept sur vingt. Et j'ai peur, du mur et d'encore plus violent. 
J'ai peur pour moi et pour mon frère parce que je crains qu'il l'oblige, pour le faire grandir, à accomplir cet immonde devoir. J'ai peur pour mon cadavre, aussi, j'espère qu'il sera épargné car au fond, j'espère pouvoir te rejoindre en un seul morceau. D'ailleurs, Igrid, c'est vrai que s'ils me tuent au moins je te rejoins, oui, c'est vrai que dès ce soir, je pourrais te rejoindre. Je compte sur toi pour avoir des tas de choses à me dire et pour avoir retrouvé le chat. Je compte sur toi pour être là, ma petite mauve aux yeux glacés.

Et, au pire, si je ne te rejoins pas ce soir, dis-toi que je te rejoindrais sûrement demain matin, l'étang n'est pas si loin et je ne sais pas nager.


...avec toi Nature, vallées et oiseaux blancs, avec toi les éclosions, le corps étourdissant des roses piégées par l'aube fraîche, avec toi les parfums fabuleux, les frontières balayées et les jouissances nombreuses, avec toi, ces chansons en allemand sur les verts dragons et ces poèmes français à la gloire de romances, impossibles et pourtant...avec toi, ma mort, j'expérimenterai, le sourire assumé et les larmes qu'on sèche, lentement, du bout des doigts, avec tendresse, tout en me répétant qu'il me faut les chérir ces sanglots lourds de sens, et tout en m'invitant à aimer sa poitrine, éternelle et parfaite...avec toi, ma mort, je vivrai à rebours l'amour qui me manqua et j'irai, au mariage d'Igrid, et là, pour elle et moi, cela sera la fête, depuis le pays des chats et des rivières belles, là, dans sa robe d'ivoire, je la féliciterai, moi, en costume blanc et noir, avec à mon cou une vénusienne et à mes joues, un sourire qui lui non plus, ne cicatrisera...


Caspar David Friedrich - Le Matin


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire