vendredi 12 juillet 2013

Courrier

Seize heure approchant, d'un geste souple, presque organique, je m'éveille enfin. L'été est là, il ne le sait pas mais il est là tandis que moi, d'un geste souple, presque organique, je m'en vais prendre mon courrier. L'enveloppe est blanche, c'est un pavé neigeux plein d'un trésor qu'hier encore je ne pouvais suspecter. A l'aide de mon couteau, d'un geste souple, presque organique, je l'ouvre et

"Cher Dimitri Menada, 

Nous avons le regret de vous annoncer que dès réception de ce courrier, vous ne ferez plus partie de la caste des écrivains prometteurs. Nous avons évidemment pris en compte la plupart de vos efforts littéraires, tant dans le domaine du roman que de la poésie mais malheureusement, par manque de preuve tangible, nous ne pouvons plus vous considérer comme membre actif de notre société. 

Nous insistons bien sur le mot "actif", car c'est ici que vous pêchez, votre activité littéraire étant devenue totalement anarchique et par trop dépassée par d'autres occupations, parmi lesquelles l'on trouve : l'observation traumatisante d'écrans en mouvement, l'admiration des effets du soleil et des ombres sur la peau nue de l'être aimé, l'ingurgitation machinale de produits nutritifs aléatoires et modiques - avec, nous l'avons noté, un très net attrait pour le Cucumis sativus et ses déclinaisons - ou encore, et nous rougissons au moment d'apporter cette énième précision, l'antique masturbation.

Comprenez-nous bien, il n'est pas en notre pouvoir ni en notre volonté de vous juger pour de tels actes, mais, si l'on se réfère à votre nombre d'heures travaillées (c'est-à-dire à votre nombre d'heures passées sur la table, les yeux posés dans l'immortel, avec un stylo à la main et des monomanies dans la cervelle), il se révèle trop peu élevé pour nous permettre de renouveler positivement votre statut "d'écrivain prometteur" inaliénable jusque là. 

Si, en contrepartie de votre paresse, un poème majeur avait été composé ou même une nouvelle étourdissante, nous aurions pu répondre favorablement à votre demande de reconduction. Mais, une nouvelle fois, nous n'en avons pas trouvé trace à l'intérieur de nos registres, à peine avons-nous mis la main sur quelques brouillons déconnectés les uns des autres, sur quelques feuilles volantes et sur quelques carnets au trois quart vierges. Et, outre cette manifeste absence de quantité, rien non plus en terme de qualité n'a su attirer notre œil compassionnel. Rien, que ce soit thématiquement ou stylistiquement, car vos intrigues se ressemblent pour la plupart comme des moches jumeaux. Il y est en effet toujours plus ou moins question d'un homme épris d'une femme sans cesse magnifiée, pour elle, à cause d'elle ou grâce à elle, cet homme ensuite flirte avec les hauts démons de la folie, avant de se poser mille questions, de tendre mille toiles scénaristiques pour finir, soit par jouir de cet amour, soit par en mourir. En cela, votre écriture, par le passé débordante d'images et de lieux fauves, s'est faite manichéenne, répétition attendue d'un crime n'existant pas ou d'un baiser ne faisant que passer. 

Cette sécheresse s'explique certainement par le fait que vous viviez de moins en moins, immergé que vous êtes désormais dans une sorte d'océan bleu acier, où le ciel et la mer ne font qu'un et où il est difficile de définir correctement toute situation. Vous êtes perdu. Vous naviguez à rebours du vent frais, en recommençant des rêves déjà faits et morts depuis longtemps, vous essayez de rester jeune mais vous ne l'êtes déjà plus. L'océan bleu acier vous a avalé, mâché, décomposé et vos organes flottent à sa surface. Votre littérature aussi est à la surface depuis des lustres, elle se débat tant bien que mal pour resurgir mais les responsabilités, proportionnelles au nombre des années, s'accumulent et l'engluent. Vous devez penser à vous chauffer, à vous nourrir, à dormir suffisamment pour ne pas paraître éclaté aux terrasses des cafés ou à votre bureau, quand il vous arrive d'errer, par manque d'argent, au sein d'immeubles où dix heures par jour, hommes et femmes s'échinent à usiner. Vous devez penser à vous cultiver et à vous divertir, penser à gérer vos amitiés et vos amours. Vous ne devez pas penser à l'encre et au papier, ils sont des accessoires secondaires, voire tertiaires dans votre existence où prime le plaisir sous sa plus bête forme. Vous avez cessé d'écouter de la musique pour mieux la consommer, vous avez cessé d'aller au cinéma pour mieux le consommer, vous avez cessé de lire des livres pour mieux les recracher, vous vous êtes changé en un imitateur, de ces imitateurs qui pensent, à neuf ans, que le fer peut devenir de l'or et qui, à trente, ont arrêté d'y croire et font tout pour refourguer du fer vulgairement doré aux crédules subsistants. 

Sortez. Prenez le risque de vous battre avec votre propre ombre, de pénétrer dans ces jardins qui montent jusqu'à hauteur du cou, ayez le courage de nager auprès de la comtesse, celle-là même qui interdit toute baignade, celle-là même qui vous ignore depuis votre naissance sous prétexte que la forme de votre visage ne lui plait pas. Nagez avec elle, nagez plus vite qu'elle, faites qu'elle vous envie, faites qu'elle déchire de rage sa robe fantastique, qu'elle la déchire toute entière avant de jeter, de son balcon, les blancs morceaux qui la composent. Osez recréer l'hiver, grâce à la comtesse, grâce à l'or dans vos doigts, quand bien même cet or serait tout fait de fer. De toute façon, il n'y a jamais eu d'or, il n'y a toujours eu que du fer et des légendes, des légendes suffisamment fortes pour transformer l'Histoire. 
Pour recréer l'hiver, alors que le thermomètre s'éponge le front et que, dans des chambres muettes, de vieilles personnes décèdent sans une seule pensée. Soyez cette pensée. Soyez ce que la vie ne se permet plus d'être, soyez-le même si vous devez vivre le mords aux dents, cela sera toujours plus agréable que de vivre avec le vide tapi au fond des yeux. 

Soyez ces péripéties impossibles et ces idées géniales qu'aujourd'hui seuls les fous peuvent toucher du doigt. Soyez l'écrivain que vous n'êtes pas encore, reprenez-vous, reprenez tout, à double ration et sans latence. 
Vingt-cinq ans, voici donc la longueur du chemin précédemment parcouru. Lorsque que vous aurez parcouru ce chemin une seconde fois, vous quitterez ce monde. Il n'y aura alors plus personne pour écrire ce qui sommeille en vous, pour évoquer ces magiques majestés, ces flamboyances rares, ces phénomènes insoupçonnés qui s'agitent en secret. Plus personne pour Erik, pour Cesca, pour Clémence, pour Etienne, pour Andrès, pour Patience, pour Léo et les autres... 

Il n'y aura plus de projets, plus de possibles polars, d'éventuelles pièces de théâtre, d'hypothétiques recueils de nouvelles ni de probables essais sur les dangers du divertissement. Il n'y aura plus rien à promettre et ou à avorter. Il n'y aura plus que vos brouillons, dans vingt-cinq ans, entassés dans cette armoire qui aura sûrement été démontée. Vos brouillons et la danse, proprement infernale, des regrets sans merci.

Alors écrivez, jetez-vous dans les flammes et tirez-en des anges, c'est là, nous le croyons, bien la moindre des choses.


*

En espérant que ce courrier saura vous faire réagir et que vous trouverez rapidement un moyen de revenir dans notre société. 
Si cela vous est cependant impossible, nous vous rappelons que vous pouvez également nous fournir vos coordonnées bancaires afin que nous puissions établir un arrangement de type B. 


Cordialement,
La Société des Arts et de l’Épanouissement L.S.A.E. "




Irena Korosec - Nu à l'ouragan



Je n'avais rien demandé mais j'avais tout reçu,
J'étais décidément un être plein de chance. 

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