jeudi 25 mars 2021

Prochainement

Je me prends à rêver d'un écroulement prochain. Je marcherai dans cette rue que je connais dorénavant trop bien, passant devant les quelques restaurants livrant encore pour déboucher sur ce carrefour où quotidiennement des centaines de personnes se croisent sans se voir, et je m'effondrerai. Avec un peu de chance mon évanouissement serait suivi d'une hospitalisation et là, allongé dans ce lit autrefois lit d'un autre, je m'efforcerai de sourire et de donner le change. Mais mon visage aurait tellement blanchi, ressemblerait tellement à un masque mortuaire, qu'on serait bien obligé de me garder encore un jour ou deux. Puis trois. Puis quatre... Et un mois passerait. 

Durant cette période mes capacités physiques et mentales feront l'objet d'une attention constante. On cherchera l'origine de la chute. Des étudiants en quatrième année tenteront d'y voir clair. Et mes proches, circonspects, prodigueront des conseils. Enfin, comme mon évolution sera tout à fait nulle, il sera décidé de mon transfert vers une maison de repos. Là, ne quittant pas mon masque, je chérirai chaque journée m'éloignant de cette vie. Chaque heure fera ma victoire en poussant, dans des bras différents, mes amis les plus chers. Bientôt, à l'exception peut-être de ma mère, plus personne ne viendra. Puis j'apprendrai par elle que ma petite amie, gentille mais lassée de ne pas me voir revenir à la normale, s'est résolue à la séparation. J'en serai très heureux, regrettant malgré tout de l'apprendre car cela signifierait que ma mère toujours rôderait. Un an cependant suffirait à ce qu'elle me laisse, à son tour, tranquille. Après quoi je pourrais, dans le secret de ma nuit d'hôpital, me remettre à rêver d'un écroulement prochain. Cette fois depuis le toit de cet établissement où, quoi qu'on en dira ensuite, je fus traité par tous à l'égal d'un prince. 


*


Une entreprise me réclamait. J'aurai voulu leur dire non mais, faute d'aide financière, ça m'était interdit. Je devais travailler, remplir de mes soixante et quelques kilos une chaise de bureau et dédier mes deux mains à des opérations qu'un singe ou qu'une machine aurait réalisé à peine avec une seule. Je devais travailler, échanger le juteux de mon temps contre des heures décolorées tandis qu'à l'extérieur le soleil, le vent et la poussière formeraient un trident chassant délicieusement les restes de l'hiver. Je devais travailler, fournir une prestation suffisamment sérieuse pour que mon employeur condescende à me conserver et à m'attribuer un chèque tous les trente. Je devais travailler, c'est-à-dire imiter avec précision l'acte attendu du labeur, c'est-à-dire taper à mon clavier, déplacer ma souris, répondre à des questions, me rendre poliment à la cafétéria sans me mettre à pleurer ou vomir. Je devais travailler, travailler et cela tous les jours de la semaine, à l'exception des congés et week-ends. Je devais travailler, me soumettre à la règle alors que des années durant j'estime avoir offert au monde des occasions de se réjouir.

Je devais travailler, alors qu'en une minute - comparable à celle-ci - je pouvais reverdir des landes qu'aucun croyait perdues. Je devais travailler, alors que sur ce corps contraint à cette épreuve digne d'un singe ou d'une machine trônait une boîte crânienne ayant pour elle un bijou sans pareil capable de bâtir, en quelques lignes à peine, une ville nouvelle...

"Des tours partout s'élevaient, épées plantées au dos d'une tortue mollassonne qu'était l'île de Brey. Sergeï avait mis deux bons mois avant de se défaire de la tentation, somme toute naturelle, de lever les yeux au ciel histoire de mieux les voir. Et deux mois de plus pour réaliser qu'aux pieds de ces immenses constructions exhibant en façade des écrans gigantesques où passait sans arrêt de la publicité, se tenaient de brillants espaces verts où, pour peu que l'on demeure le nez fixé sur l'herbe, un mince sentiment de nature résistait malgré tout."

Je devais travailler alors qu'au fond, vous le savez comme moi, j'avais mille autres choses à faire faire à mes doigts. Je devais...

Mais...

Est-ce vraiment si certain, écrit que je le dois ? 

Je ne serai pas le premier des romanciers célèbres à mourir en misère. Ni le dernier d'ailleurs. 

Ne valait-il mieux pas la rencontre avec tout mon être, plutôt que la rancœur ? 

Ceci dit, il y eut aussi, des auteurs salariés, des ouvriers poètes, des gens s'échinant doublement sans perdre leurs repères. 

J'en fais peut-être trop, peut-être j'exagère... Il y a des bons côtés après tout dans chaque expérience, même les plus amères, même les dénuées de sens...

Non...

Je sais déjà qu'ici je mens et que je ne tiendrai pas davantage qu'une semaine, avant, le beau lundi d'après, de prendre le métro en direction de mon travail mais ce sans m'arrêter à la station requise... 

Oui !

Je sais déjà que je resterai, souriant, heureux et libre

Jusqu'au bout de la ligne. 

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