dimanche 10 mai 2020

La chambre du premier

Il était sur son lit. La matinée était bien avancée et en bas, au salon, sa mère écumait le catalogue de son fournisseur favori de produits surgelés. Dans les toilettes, desquelles la poignée, bon marché, demeurait fonctionnelle alors qu'exorbitée, son père consultait les résultats sportifs. Dehors, son frère s'entraînait aux lancers francs grâce à l'arceau fixé sur la porte du garage. Quant à lui, il était sur son lit. Il comptait y rester. Dans le tiroir supérieur de sa table de chevet reposait son téléphone, depuis maintenant presque dix heures. Il était éteint. Il était sur son lit, et faisait de son mieux pour ne pas se relever, pour laisser le temps fuir. Chaque minute un supplice, aussi, une possibilité. D'ici moins d'une dizaine, sa mère se mettrait au travail, cuisant riz et légumes sous l’œil faussement complice de son oisif mari. Il ne l'aiderait pas. Vingt ans plus tôt pourtant, il se vantait d'une certaine expertise dans le domaine de la gastronomie et puis...

Son frère mettrait la table et serait ensuite chargé de le faire descendre. Il n'irait pas de gaieté de cœur mais il irait, quitte à risquer l'engueulade. Nous en étions pas encore là, sa mère étant toujours penchée sur le catalogue et son père aux toilettes, lorsque l'aîné ouvrit, inconsciemment, le tiroir supérieur. Il ralluma le téléphone mais attendit une bonne centaine de secondes avant d'entrer fébrilement son code. Il allait savoir... Allait-il déjeuner ou passer à nouveau une journée dans le noir ?

Entre lui et Emilie, c'était du sérieux, mais quelques quiproquos, amplifiés par la distance, exaspérés par elle, avaient jeté un froid. Il avait dès lors essayé de l'appeler, en vain, et s'était du coup rabattu sur les messages écrits. Un jour et demi qu'elle n'y répondait pas, tenant dans son silence son sommeil et ses nerfs. Était-elle au courant de l'étendue tragique d'une telle décision, souhaitait-elle qu'il souffre et qu'il réfléchisse, se remette en question ? Il voulait la rappeler. Il voulait sa voix et retrouver par elle une partie de l'âme échappée d'Emilie. Un message cependant aurait suffit pour qu'il s'apaise. Il débloqua son téléphone et attendit qu'une lumière vienne.

Les oignons doraient, le riz devenait comestible et son père s'était posé devant le journal télévisé. On y annonçait des morts en nombre conséquent, mais des morts secondaires car lointaines après tout, morts du Moyen-Orient, attentats habituels. Son frère frappa. L'aîné demeura sans réponse. Il était sur son lit, les yeux traversés d'envies que ça finisse, tout ça, l'adolescence, Emilie, son silence, le supplice, l'existence.

D'ici deux mois, sur une plage, la gorge toujours pleine du regret que de l'avoir perdu, Dieu sait comment, par quel miracle demeuré dans sa manche, s'initiera chez lui l'amorce d'un sourire. Emilie ne sera pas revenue, ni même aucune autre, du moins à cet instant, mais le sourire s'initiera. L'effet des vagues peut-être, mécanique idéale pour relativiser. Ou bien l'idée qu'à la rentrée il retrouverait Thomas. Ou bien cette résurrection infime du rictus s'expliquerait-elle par l'enthousiasme qu'il éprouvait à se plonger dans la lecture, toujours plus vorace, d'un tome de fantasy. Tout cela ensemble, qui sait, toujours est-il qu'il sourirait et ne penserait plus à ces temps de panique. En attendant, il était sur son lit et dans la cuisine, son frère se resservait une seconde assiette. Sa mère l'encourageait, soucieuse qu'il mange à sa faim au risque qu'il grossisse. Son père avait fini et guettait d'une oreille la clôture du journal. Des tigres dans un zoo venaient d'avoir un fils... Il songea au sien avant de se demander quel était le nom exact d'un animal si rare... Tigron ? Tigreau ? Tigret ? Il vérifia sur son portable tandis que de mémoire, sa femme, elle, savait.


Alphonse Osbert - La solitude du Christ

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