lundi 18 mai 2020

Hors de ma vue

Un morceau de tomate baignait dans de la vinaigrette. Je l'observais attentivement comme on le fait d'une plaie. Ce qu'elle venait de dire, avec un œil méchant que je n'avais jamais vu, me sortait par les yeux. Qu'elle peste contre moi, j'entends, je considère, m'en agenouille poliment dans ma tête. Mais qu'elle le fasse ce soir et avec un tel œil, c'était inadmissible *. Pourtant, au fil des ans, j'avais à l'occasion songé à ce final, l'ayant moi-même donné. Mais l'action dans ce cas paraît toujours plus tendre, plus digne, mieux mesuré qu'elle ne l'est réellement. On imagine très mal tout le mal qu'on peut faire par l'arme du regard, se figurant que la parole fait en fin de compte l'essentiel du travail. En vérité la langue est très inoffensive, elle égratigne au pire, tandis que l’œil, cet organe ausculté tant de fois avec exaltation, curiosité fascinée ou calme d'aquarelliste touchant à son sujet, possède la destruction, le moyen, s'il le souhaite, d'entier annihiler. Et ce instantanément, je le sais à présent d'expérience.

Quelques semaines plus tôt, nous dansions cousus mains, entité réunie malgré l'ennui qui nous prenait, parfois, comme tout à chacun. Malgré également certains pas maladroits, portions d'orteils honteusement écrasées à cause que déjà notre disque se jouait sur deux platines lointaines et séparées. Des erreurs de la sorte existèrent aussi par le passé, mais jeunes, mais se méconnaissant, nous les accueillîmes en ce temps-là avec un rire puissant supplantant la douleur. L'hilarité s'étiolant à force de maîtriser, et non de deviner, cette mignonne désynchronisation devint une forme de torture nous obligeant, pour ne pas ruiner nos pieds et nos chaussures, à espacer de plus en plus ces douces sessions de danse. Nous nous en décousions, perdant le fil d'une fusion auparavant quotidienne, attendue, espérée, comme mer et soleil.

Concernant l'origine du triste désaccord, l'apparition de la routine, je dois dire que je l'ignore. Je n'avais pas changé, elle non plus, ou du moins, dans mon cas comme le sien, pas dans des proportions visibles ou pouvant facilement fournir explication. Nous n'avions pas vieilli ni essuyé de revers personnels, nous n'avions pas grimpé, insolidaires, à la sociale échelle. Nous avions nos métiers, nous avions nos collègues. Alors ? Miser sur le hasard ou sur l'insu total ? J'étais idiot mais pas brutal, je savais les racines nécessaires à toute fanation, y compris pour les fleurs d'apparence idéale. Il n'empêche que je ne saisissais pas d'où celles-ci venaient, depuis quelle nappe ancienne et nocturnale, et pourquoi maintenant, et pourquoi précisément ce soir, elles bouleversaient mon nez d'un si maltraitant poivre.

Je sais que j'en pleurais car les sanglots, sauf pour les généraux bouffis par le pouvoir, sont des incontestables, et je sais que j'étais seul, prostré sur ma salade. Elle était partie sans prévenir, un choix définitif comme l'éclat d'une grenade. Son œil ! Son regard qui n'en était plus un, ça je le sais, je m'en souviens. Mais pourquoi telle horreur l'avait soudainement peint ? Pourquoi de compagnon, cherché, voulu, suivi, avais-je été rendu à cette demi-vie infoutue de soigner, de choquer, d'embrasser ou guérir ? Certes, certes, un peu partout surbrillaient dans la pièce des espèces de signes. Mais de là à les voir au point de les comprendre ? Il m'aurait fallu de l'éclipse la science, or pour moi l'éclipse, et c'est pareil j'imagine pour beaucoup de monde, m'était définissable qu'à partir de légendes, tantôt l'attribuant au fait d'un crocodile mangeant l'astre ascendant, tantôt à de la boue venue tachée le disque par maladresse du ciel ou à cause de Rahû et de sa grande ivresse. Réaliser cette éclipse en détails, en analyses, calculs et diagrammes, demandait davantage qu'un simple quart de siècle d'études des étoiles, voilà pourquoi cet œil, noir mais pas noir uniquement car le blanc du Léthé s'y dessinait poignant au-dessus de l'iris, m'était indéchiffrable, qu'importe les atomes d’œillades similaires disposés çà et là aux quatre coins de l'espace.

Elle est partie, et la tomate, rouge, continue de baigner dans la vinaigrette tiède. Elle m'a tué d'un seul coup, ayant choisi de ne plus me voir en me saignant de cet œil fou. Et je sais mes recours condamnés à l'échec. Je le sais pour avoir, je le répète, donné par le passé une sanction jumelle. Et cela me rend d'autant plus malheureux, tragique, inconsolable car bien que théoriquement, cette technique ressemble trait pour trait à la haine, je sais qu'on s'y emploie seulement par amour... et que c'est pour lui et parce qu'il est cassé, qu'on utilise cette flèche pour s'en débarrasser. C'est un second coup de foudre, sauf que l'arbre, au lieu que de brûler et d'éclairer la plaine, n'est plus qu'un tas noirci de cendres ramassées.

Reste à savoir si ces cendres, grâce aux pluies, grâce aux vents, sauront disséminées refleurir quelque part. C'est un pari osé mais je le tente encore ! Avalant cette tomate au goût sucré de mort. 

Qu'on ne peut admettre ou accepter, que l'on rejette parce que contraire à une norme, un idéal, un         intérêt.
Arnold Böcklin - Fir trees at sunset

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire