vendredi 3 octobre 2014

The Green and Blue sorrow

Des pierres écorchent ses joues. Elle a regardé un autre homme.
Des pierres écorchent ses joues. Dans cinq minutes, elle sera morte.

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Il avait de la glace dans le fond de la gorge. La foule criait autour de lui mais il ne l'entendait pas. Il terminait la saison complètement exténué, bien qu'il soit un véritable athlète, il avait l'impression qu'à la moindre mauvaise chute, tous ses muscles risquaient de se crisper au point de céder sèchement et de briser ses os par la même occasion. Il ne craignait pas vraiment cette blessure. Une part de lui l'espérait même.
Il voulait quitter ce monde de performances, de crépitements, d'intérêts et de propositions pour rejoindre celui plus simple d'une chambre d'hôpital. Redécouvrir l'humain derrière le footballeur, sentir la valeur d'une minute ou d'un quart de seconde passé à ne rien faire. Il n'avait que 27ans mais il se sentait déjà vieillard tant les événements s'étaient précipités en peu de temps.
Il aimait marquer des buts, voir les filets trembler, se retourner vers ses coéquipiers et leurs sourires, leur amitié, c'était ça qu'il aimait. Mais il ne pouvait pas toujours faire ce qu'il aimait, il fallait bien qu'il grandisse et lorsqu'on a l'opportunité de faire un job si scintillant, on ne la refuse pas.
Les vestiaires s'étaient modernisés, les maillots étaient chaque fois davantage recouverts de sponsors divers et ses coéquipiers étaient de plus en plus des étrangers pour lui. Il n'était qu'un autrichien parmi pléthore de nationalités allant de l'Afrique noire au coeur de Rosario. Il ne parlait pas la langue du pays dans lequel il jouait désormais. Il était seul, un attaquant vieux de mille ans plus riche que la plupart des hommes.
Les transferts successifs lui avaient permis de voir du monde mais pas d'en profiter, il avait joué et marqué contre des clubs mythiques sans même savoir qu'ils l'étaient. Il ne se souvenait que des coups réussis et des coups pris, que d'une anthologie de sensations qu'il répétait chaque jour jusqu'à ce que quelqu'un siffle.
Il n'écoutait plus de musique à part quelques standards. Il n'allait pas au cinéma, à peine regardait-il avec sa fille les derniers dessins-animés sortis. Il n'avait pas lu de livre depuis son premier contrat pro.
Il avait peur de rencontrer quelqu'un.
Et si jamais ce quelqu'un essayait de profiter de lui ou de sa fortune, et si jamais ce quelqu'un influait sur ses performances et sur sa ligne de statistiques ?
Il avait souvent sa mère au téléphone qui était fière de lui. Lui, il avait honte. Honte d'avoir abandonné sa vie sur l'autel d'un jeu. Honte d'avoir délaissé son âme de la sorte et tout ça pour un corps qui ne lui servait à rien. Il ne pouvait pas avoir de relation sexuelle avant les matchs...et même s'il avait voulu...comme il y a des caméras et des appareils partout, rien ne lui garantissait qu'une heure seulement après avoir joui, il ne retrouverait pas l'image de sa jouissance sur les réseaux sociaux.
Son jeu dos au but était un modèle du genre, il avait un bon pied droit et un jeu de tête de qualité. Il n'était pas le plus rapide sur un terrain loin de là mais comme il s'arrangeait toujours pour faire le geste juste, il marquait beaucoup, il marquait énormément. Plus d'un but tous les deux matchs, tel était son ratio. Seule une poignée d'autres joueurs étaient aussi décisifs que lui en Europe.

Il avait de la glace dans le fond de la gorge. La foule qui criait son nom ne manquerait pas de le siffler après deux trois face à face manqués ou une défaite contre un adversaire largement à portée. Son compte en banque était blindé ? Il n'en savait rien, il ne payait plus rien par lui-même depuis un bout de temps, tout semblait comme téléguidé. Repas, avion, taxi, repas, heures de sommeil, entraînement, taxi, repas, avion, heures de sommeil, visionnage tactique, sauna, repas, avion, heures de sommeil, match, entrainement, injection, match, décrassage, avion, repas, orgasme, injection, décrassage, avion, heures de sommeil, taxi, repas, match, entraînement, injection, match, match, match, match...

Il ne vivait que pour le match. 90 minutes d'effort et de tension. Comprendre les signes de ses partenaires qu'il connaissait à peine. Leur faire une passe ou faire l'appel qu'il faut pour que vienne la passe. S'élever dans les airs, passer devant son défenseur et marquer comme on a toujours su le faire. Se retourner et voir de la tristesse dans les yeux de certains. Untel aurait aimé marquer à sa place. Un autre lui en voulait pour un fait de jeu dans un match il y a six mois de cela. Il n'en savait rien. La foule faisait trop de bruit. Il courait à toute vitesse mais avait l'impression qu'à la prochaine foulée il s'effondrerait et ne pourrait plus jamais marcher. Il courait vers les tribunes, vers cette montagne multicolore de gens venus de toutes sortes de vies et dans sa tête il leur criait :

"Fuyez, mon Dieu, fuyez ! Vous n'avez pas plus important à faire ? Fuyez, mon Dieu, fuyez. Je ne suis qu'un rien qui meurt sous vos yeux ébahis, je ne suis qu'un rien qui meurt et que vite on oublie."

La foule en délire resta à l'applaudir.

Il mit un doublé ce soir-là et se fit les croisés quelques semaines plus tard.

Au bout de plusieurs mois de rééducation, désespérant de ne pas pouvoir revenir à temps pour la coupe du Monde, il tomba en dépression.

L'année d'après, il mit fin à ses jours en se taillant les veines.

Stefan Blaureiser : 29 ans (0,64 but/match).

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