mardi 29 avril 2014

Pleine lune

Pour avoir consommé beaucoup de psychotropes, Emile passait un voyage assurément désagréable à l'intérieur de ce train de nuit qui reliait Lyon à la Grande Ville Moderne. Son cerveau dansait la gigue mais n'avait d'irlandais que la couleur du sang. Il tremblait de la tête aux pieds, pire qu'un bol de gelée, à Kobe, il y a vingt ans de cela. Il rêvait de fumer ou d'inonder les murs du wagon voyageur à l'aide des gluants intestins appartenant aux chevreuils incorrects qui marchaient sur son crâne. Quelquefois, il fermait les yeux et avait l'impression d'avoir dormi pendant dix heures de suite. Puis il se réveillait et se rendait compte que trente secondes avaient passées, alors il pleurait, des larmes, des larves, et des ténias multicolores. A d'autres moments, il était persuadé que l'intégralité des passagers le regardait et se moquait de lui. Une minute plus tard, il était quasiment certain d'être seul dans ce train et qu'il était conduit par un fantôme âgé. Il imaginait sa barbe blanche et translucide, ses joues creusées, son uniforme aux épaulettes rouges et aux boutons faits d'or. C'était un train électrique contrôlé à distance par un ordinateur ; c'était un train de collection dont le coeur brûlait grâce au charbon des enfers initiaux /

Emile souhaitait vomir, expulser de chez lui ces opiacés coupés au rhum et ces médicaments trempés dans l'arsenic. Mais rien ne venait. Il avait beau s'enfoncer jusqu'au fond de la gorge toute sa longue main gauche, cela ne suffisait pas, les capsules de métal qu'il avait avalé restaient désespérément fixées à ses nerfs et ses os. Devant cette absence absolue d'issue ou d'accalmie, Emile rendit les armes momentanément. Il regagna son fauteuil, s'y vissa et guetta la sentence. Celle-ci fut radicale et débuta à l'extérieur du train.

Là, dans la nuit noire des paysages jurassiens, il aperçut la lune : monstre d'immobilité blanche, Visage sans contours. Dans un premier temps, Emile la considéra avec grande affection, sa neutralité ainsi que son éclat remuant en lui des calmes oubliés. Cette tendresse fut tout faut pérenne...Bientôt, en effet, la lune bougea. Il s'agissait d'un mouvement imperceptible à l’œil nu mais les sens modifiés d'Emile le perçurent immédiatement. "La lune tourne autour de la Terre, il est donc très normal qu'elle se meuve parfois" se répétait-il pour ne pas syncoper. Sa réconfortante psalmodie échoua néanmoins rapidement quand, en un claquement de doigts, la lune pivota sur elle-même et dévoila sa face cachée. Nombreux étaient les hommes qui l'avaient fantasmé, plus nombreux encore étaient ceux qui se couchaient chaque soir en la craignant, Emile la voyait !

Ovale rose dangereusement étendue, cette Face se révélait formidablement plus effrayante que dans toute prévision car sur son sol - en vérité - couraient, sautaient et tournoyaient des créatures impossibles. Elles étaient grises, possédaient de six à huit membres allongés effroyablement et étaient d'une hauteur gigantesque. Emile priait pour que ces apparitions ne soient que la résultante de trop de drogues et d'injections. Il se flanquait de grandes claques en espérant que leur violence le fasse revenir à la normale. Mais les créatures persistaient et gagnaient même en intensité. Tant et si bien qu'Emile pensait qu'elles lui parlaient maintenant, au travers d'une infâme télépathie. Elles disaient : " Si nous sommes gris, c'est pour que vous les humains qui êtes fort gris aussi, vous nous laissiez tranquilles, la lune en fait est rose et ce que vous croyez comme sa surface vraie, ce ne sont que nos cadavres ou nos corps endormis. Ne revenez jamais plus ou nous vous tourmenterons. Vous, vos enfants et les enfants de vos enfants."

La voix était nette, presque chantante, et elle était sincère. Emile aurait aimé que sa tête explosât sur le champ tant qu'à faire. Cependant, ses voeux furent encore vains, elle demeura sur ses épaules et assista, béate, à un nouveau pivot de la Rose Lune : dans un bruit comparable à celui de la pierre des passages secrets, elle retrouva son visage inanimé et gris, puis recula dans le ciel pour n'être plus qu'un point.
Assailli par la sueur, le front déformé par les rides, Emile voulut interpeller ses voisins pour savoir si eux aussi avaient vu la même chose. Mais il était seul dans ce train vide et le fantôme n'était pas, pour sûr, un interlocuteur viable. Alors Emile ferma les yeux, ne sachant plus quoi faire d'autre, sinon s'évanouir.

Il fut réveillé, au matin, par une femme d'une trentaine d'années qui, apparemment, avait voyagé non loin de lui. Cette femme lui indiqua qu'ils étaient arrivés et elle ne mentait pas, une frise lumineuse placée au-dessus d'eux faisait défiler ces mots : "Paris. Dernier arrêt. 10H14". Emile remercia la jeune femme, prit ses affaires et sortit, lentement, du véhicule. Il était à Paris et il se souvenait désormais pourquoi. Il était à Paris et dans quelques heures, au père Lachaise, on enterrait son père.

Son envie de vomir ne l'avait pas quitté
Et ne le quitterait, peut-être, jamais.


Junji Ito - Prémina 249-250

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