samedi 22 mars 2014

Zéro 2

Le soleil, quand il flottait à l'air libre, éclaboussait gracieusement les peaux blondes et brunes. Cela roussait les corps caucasiens et bleuissait doucement ceux des terres d'Afrique. Et tout le monde était beau, et tout le monde faisait l'amour, sans retenue. Quand il pleuvait en revanche, chacun rentrait chez soi, le désir comme mort.

Il plut beaucoup cette année-là.


0.2


"Suis-moi, tu ne le regretteras pas"

Je ne voulais pas la suivre, je ne voulais pas marcher, je ne voulais pas croiser le regard des gens, goûter à leur amertume, toucher du doigt tout ce qu'ils représentent, toutes ces histoires qui ne sont pas les miennes et ne le seront jamais. Et puis leurs yeux, ces juges ronds presque toujours inertes qui portent, en un seul mouvement, infinité de coups. Je ne voulais pas de ces coups, quand bien même sa compagnie me les amortirait. Je ne voulais pas sortir car je ne voulais pas rentrer chez moi, énormément blessé par les regards d'autrui. J'étais sûr de le regretter, ça représentait tellement d'inconfort, tellement de risques pris inutilement et pour découvrir quoi ? 

Au mieux, il s'agira d'un feu d'artifices ou d'une manifestation, un carnaval, quelque chose de ce goût-là. Le genre d'événements que je peux très facilement voir et revoir en vidéo sur mon grand écran. Des feux d'artifice tirés en plein jour depuis l'Anapurna, des carnavals brésiliens ou bien sud-africains, avec des bouquets finaux dignes de l'Apocalypse et des mouvements de liesse rythmés orageusement qui vous donnent l'impression d'être à la Saint-Barthélémy avec des baisers et des démentes à la place des meurtres faits pour séduire un pauvre crucifié. Je n'ai pas envie de vivre, j'en ressortirai nécessairement frustré puisque privé de la possibilité de tout mettre sur pause, de retourner en arrière sur un éclat passant, et privé surtout de la possibilité d'arrêter ce cirque quand bon me semble.

"Suis-moi, tu ne le regretteras pas"

J'aime l'extra-diégétique, l'idée d'une bande-sonore ajoutée à l'instant et qui m'indique clairement dans quel sens va le vent. Si la musique est triste, je sais que je dois me préparer à sentir mon cœur se serrer. Quand elle est gaie, je sais que je suis en sécurité et que ce qui surgira aura l'air du printemps. Et quand il n'y en a pas, je sais que je vais subir un bel effroi suite à l'apparition d'un spectre ou d'une longue lame plongée dans la chair nue. Dans la vie, tout ça n'existe pas, les registres ne sont pas séparés et ce qui paraît être une douce après-midi peut vite devenir une soirée exécrable. Cet absolu inattendu me désespère. Comment peut-on exister en toute sérénité quand on ne dispose pas de signes annonciateurs ? Je ne comprends pas ces gens qui prétendent mener une vie heureuse alors qu'ils baignent constamment dans les foules humaines, dans leurs incertitudes, et dans leurs grands dangers. Ils doivent être un peu fous. 

"Suis-moi, tu ne le regretteras pas"

J'ai cédé, elle est venue jusque chez moi sans que je ne puisse rien faire. J'ai prétexté un rhume, ai toussé devant elle mais elle s'en moqua et me tira par la manche. J'ai laissé tourner mes téléchargements et suis sorti la mort dans l'âme. Dehors, il faisait étrangement mauvais, l'air explosait en rafales et manquait chaque fois de me faire quitter le sol. J'avais peur, je rêvais de rentrer tandis que Paule, impassible, traçait. Je la suivis pour ne pas être seul et parce que, quelque part, un bloc en moi avait bougé. Nous marchions déjà depuis un quart d'heure lorsque le vent, emprisonné par les immeubles qui nous entouraient, se tut royalement. Ce silence soudain tombé sur l'atmosphère me fit réaliser que les rues étaient vides. Sans doute les citadins avaient-ils préféré, fort logiquement, se réfugier chez eux par ce temps si spécial et peut-être que les sans-abris s'étaient tous envolés avec leurs bouts de carton et froides couvertures en guise de deltaplanes. Enfin, nous arrivâmes.

Le vent était de retour, les autres aussi, Paule étrennait un sourire délicieux et je me demandais ce que l'on fichait là. Nous étions bien une trentaine, debout près d'un muret qui normalement n'intéresse personne. Était-ce un concert improvisé ou bien devais-je reconnaître parmi ces gens réunis, certains de mes amis ? Je ne le savais pas bien. Ce que je savais, c'était que cette longue marche m'avait fourbu les jambes et c'est ainsi, qu'inconsciemment, je me suis assis sur le fameux muret. Étonnamment, ce choix de fauteuil provoqua une mince hilarité au sein de l'assistance. En temps normal, je me serais immédiatement relevé, trop soucieux que j'étais de ne pas être la risée mais cette fois-ci, j'étais trop fatigué. Pendant ce temps, Paule m'observait en conservant son délicieux sourire, un sourire qui disait que je ne le regretterai pas.

Cinq minutes plus tard, il y eut un soulèvement. Ce fut l'histoire d'une poignée de secondes terribles et bouleversantes. Car du muret jaillit la mer, lancée comme un cheval de course. La mer comme cette feuille qui recouvre la pierre et la broie juste après quand on perd la partie. La mer comme une pluie de sabres articulés s'écrasant sur mon dos. La mer s'écroulant sur moi comme s'écroulent les trains sur les corps ligotés des bandits sans parole. La mer qui creuse mes épaules, mon crâne et mes tibias jusqu'à faire de mes os, le pont démoniaque du triste Titanic. La mer qui me projette au sol, le sol qui décroche un bout d'une de mes meilleures dents, le goût ferreux du sang remplissant mes mâchoires tandis que je me relève, peut-être mort, peut-être au milieu de cadavres. 

Paule est debout, totalement épargnée et garde toujours, en pointe, son sourire. De la voir joyeuse, au-dessus de mon corps brisé, me plonge dans une noirceur manifeste. Je songe à l'étriper ou l'humilier publiquement et dans mes yeux se lit une invincible rage. Consciente du gouffre d'intention qui nous sépare, Paule fait un pas vers moi, puis, me surprenant totalement, me serre dans ses bras.
Abasourdi, je pense tout d'abord à une réplique de la vague meurtrière mais il n'en est rien car son corps...ce déluge-là...

Aucun feux d'artifice, aucun soleil d'été n'est à la hauteur de ce déluge-là et je suis même sûr que ceux qui marchèrent sur la lune pour la première fois n'approchèrent pas d'un pouce un tel déferlement de sensations profondes. Tous les orchestres étaient mélangés, il y avait du Van Gogh dans De Vinci et Flaubert écrivait comme un Fante ensorcelé d'acides. Paule était contre moi, Paule était avec moi et une chaleur immense susceptible de faire passer Pompéi pour un glacier d'Islande, merveilleusement m'envahissait. Je sentais toutes ses formes avec au-delà d'elles, son sourire, sa bienveillance, sa longue majesté. Elle desserra son étreinte, me regarda délicieusement et apprécia la joie, rouge, débordant de mes joues. Je ne voulais plus rentrer et je ne rentrai pas.

Je me repris la vague et la sienne en pleine face encore une ou deux fois, avec plaisir, avec ardeur et impatience. Dans ma chambre sans lumière, les téléchargements devaient être terminés depuis longtemps, tant mieux pour eux !
Je devais être fou. 
Je ne le regrettai pas.


Affiche de prévention - Japon (zone côtière)





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