samedi 1 février 2014

Un monde en paix

La pourriture rognera les joues de la plus jeune, y dessinera un cercle vert puis violacé autour duquel la chair se crispera. De cette joue rognée naîtra dans la foulée une sorte de fontaine aux rebords animés d'où jailliront des fluides aux couleurs imprécises, tantôt touchant au jaune, tantôt noir extinction. La plus jeune aura mal et criera, longtemps, éternellement diront ses proches. Enfin, la fontaine opérera comme une rotation, violente et crue, qui viendra scier d'un coup le visage de l'enfant. La plaie étant trop grande et la vie trop minime, la plus jeune décédera presque instantanément.

Quelques heures plus tard lors du Dernier Regard, elle sera placée de profil pour ne pas effrayer. Après quoi, son corps nu sera brûlé sous les applaudissements d'une foule anonyme.

Au sein de ce public s'occupant comme il peut, il y aura Bénédict, vingt ans et fils de voiturier.

*

Bénédict et ses mains gantées de laine grise dissimulant péniblement l'horreur inscrite en ses dix doigts. L'horreur et les suintements car sur ses phalanges traînent des plaies ouvertes. Pire encore que ces plaies qui, chaque soir lorsqu'il retire ses gants, lui donnent l'impression d'enlever un pansement trempé, il y a les bubons qui brillent par dessus pareils à de grosses bagues. Ceux-là sont de vraies gênes puisqu'au moindre mouvement il craint que l'un d'entre eux ne frotte par erreur et n'éclate en morceaux, déversant par la même sur ses doigts déjà sévèrement salis un mélange d'algues et de sang brun. Alors, quand le cadavre de la plus jeune fut malmené par la langue tordue des flammes mécanisées, Bénédict se contenta de faire semblant de taper dans les mains.

Vaine précaution puisqu'il mourut trois semaines plus tard.

Ce jour-là, il avait cédé à la tentation, abruti par la douleur autant que par les antidouleurs, il avait décidé d'extraire à l'aide d'une cisaille l'un des nombreux bubons. L'extraction en elle-même se passa pour le mieux, il avait en effet suffit d'un seul coup de cisaille pour que le globe de chairs gonflées ne se décroche de la partie supérieure de son annuaire droit. Non, ce sont les conséquences de cette chirurgie qui furent désastreuses, n'étant pas Evan Kane qui le voulait.

Ayant plongé sa main réduite d'un enfer dans une bassine d'alcool, Bénédict se crut à l'abri et entreprit donc, de sa main libre et toujours gantée, d'examiner l'excroissance par lui détachée. Tout d'abord, il la pressa avec délicatesse, espérant en faire saigner un peu d'abject jus. Cependant, rien ne sortit et le bubon, plutôt que juteux et tendre, paraissait au contact aussi dur que l'onyx. Étonné par cette résistance, Bénédict fit ensuite l'erreur de sa vie quand il commença l'épluchage de son charnu joyau.

Ce qu'il vit fut là aussi brûlé sous les applaudissements et ne saurait être décrit sans provoquer, soit l'hilarité grasse, soit la terreur profonde.
Ce qu'il vit c'était un crâne humain, de la taille d'une cerise et dont l'un des deux yeux manquait au recensement.

Très certainement horrifié par l'idée qu'une vingtaine de crânes similaires reposaient actuellement sur ses mains, Bénédict se défenestra dans la minute suivant sa trouble découverte.

Son cadavre fut brûlé sur le champ sans être déplacé, comme le veut la procédure dans ce cas de figure. Fait surprenant, selon le voisinage, son enveloppe incendiée ne produisit pas les rugissements et crépitements d'usage, seulement un silence fatigué entrecoupé parfois par le fracassant bruit que font les vagues quand elles frappent toutes ensemble les falaises alentours.

Ainsi, Bénédict s'était suicidé et, tandis que le mince crâne à son doigt cisaillé allait en se carbonisant, Hélène observait la scène en faisant tout pour ne pas se gratter. Ce n'était pas tâche aisée tant les brûlures courant sur sa poitrine étaient atrocement sensibles. Tant toujours elle ressentait au-dessus de son ventre, de vives démangeaisons, comme un nid de sangsues impossibles à défaire et sans cesse la mordant. Malgré tout elle tenait bon dans son impassibilité, se consolant souvent avec un froid fantasme, une obsession glacée où elle prenait la place de ce crâne dévoré par les flammes massées. Elle y songea jusqu'à la fin, jusqu'à ce que tout cela ne soit plus supportable, pour son corps et son cœur constamment paniqué.

Hélène s'éteignit, définitivement, par une nuit de juin, seule dans son lit, repliée sur elle-même parmi la puanteur.
Nous étions en 1950, à Miyachi, quartier populaire proche de Nagasaki.



Avant l'après


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