dimanche 25 août 2013

Le repas du dimanche

C'est avec mortelle avidité que je me suis glissé sous la table, espérant à l'aide de mes doigts déjà forts boudinés, pouvoir chiper maintes denrées...Crevettes grosses, pâtés de foie et pains de campagne fourrés aux prunes, tout me faisait envie. Je ne désirais rien de plus au monde en ce matin précis que de me goinfrer allègrement, au nez et à la barbe de mes seigneurs et de cette logeuse à l'accent grave qui la nuit me hantait. Ils allaient voir ce qu'ils allaient voir, moi l'élève modèle, l'enfant prodige récitant leçons et poèmes comme d'autres rapinent ou se roulent dans la boue, moi, j'allais me vautrer dans la crasse abondance en absorbant déraisonnablement cornets et tranches de lard. Le plus jouissif sera de les voir paniquer, me cherchant dans les coins et recoins de l'aile Nord alors que je serai, en fait, juste sous leurs yeux en train de consommer un crime qu'ils jugent impossible. Cet enfant ne ferait pas de mal à une mouche, c'est une bénédiction, il doit être très certainement la réincarnation d'un angelot ou d'un saint. Mais non ! Je suis comme vous tous, une créature infâme boursouflé de désirs ! Une insatisfaction sur pattes, un invétéré pêcheur qui tuerait Terre entière pour une poignée de biscuits à la feuille d'amande. Comme ils auront l'air bête de m'avoir cru inoffensif à ce point, ils tomberont de si haut que même Lucifer en deviendra jaloux ! Le petit prince est un exemple à suivre pour tous ses camarades, ses notes sont excellentes, son élocution ne souffre d'aucune gêne et son sourire souvent nous arrose de joie. Evidemment que mes notes sont bonnes, je ne suis pas benêt et je sais retenir, évidemment que mon élocution n'est par rien freinée, parler étant à la portée de tous les imbéciles. Quant à mon sourire, ce n'est de joie qu'il vous arrose mais de stupéfaction, cette stupéfaction qui vous obligera, subtilement, à m'offrir les soldats des vitrines et les chats dans leurs cages. Je souris pour vous soudoyer comme j'ai compris bien vite que les pleurs agaçaient et n'obtenaient que peu. A l'église, il est sûrement le plus pieux d'entre-nous, sa foi est magistrale et me donne honte parfois, tant sa ferveur me paraît éblouissante et juste. Je ne connais pas Dieu mais je connais la pluie qui tombe, lentement, si lentement, devant la grise fenêtre où j'apprends mon français. Je connais le châtiment que reçoit l'hérétique et la moue dédaigneuse que l'on réserve à ceux qui racontent leurs rêves ou narrent avec détails les plaisirs nombreux des contrées étrangères. Je ne connais pas Dieu mais je connais son fils et chacune de ses plaies, parce qu'il a fallu que je les étudie, soigneusement, comme s'il s'agissait de reliques dorés ; j'ai dû faire de même avec ses larmes et ce jusqu'à les avaler, jusqu'à craindre pour mon sort à chaque faux mouvement, jusqu'à éprouver une profonde rancœur envers les enfants des peuples mécréants. Je ne connais pas Dieu mais je connais l'effet de la main paternelle sur le pâle de mes joues, quand, après la mort de mon jeune frère suite à une pneumonie, j'ai osé douter de sa pleine existence. Je ne connais pas Dieu mais je connais la saveur d'une caresse, l'ampleur d'un baiser sur mon front juste avant le sommeil, je connais ces grisantes sensations que l'on a quand on court sans s'arrêter jamais sur ces tapis de feuilles automnales, je connais ces rares moments d'excitation quand ma nourrice est en retard et que je songe tout à coup à une vie sans personne sur mon dos. A une vie sans règles sur les doigts et sans sévérité, à une vie où l'on ne devrait pas se cacher du soleil parce qu'il peut trouer la peau ou nous changer en noir. Enfin, je connais le goût de la langue de boeuf qui marine dans l'huile, le goût de la forêt noire et des tartes au citron, le goût des fruits de saison qu'on trempe dans la crème, le goût et le fondant de ces fromages suisses que mon oncle ramènent tous les ans, le goût de la crêpe blanche garnie de confiture, soit de framboise avec les pépins qui explosent en bouche, soit de rhubarbe avec cette acide impulsion qui nous déplaît autant qu'elle nous fascine. Je connais le goût du saumon qu'on cuit à la vapeur ou qu'on sert en gelée, le goût des sorbets à la poire et de ces gâteaux fous qui contiennent de l'alcool, le goût d'une cerise qu'on vient tout juste de cueillir, mélange de poussière et de douceur pure, le goût de ces fruits à chair orange que la garde mondiale a fait venir des Indes, paradis comestibles. Le goût de toutes ces choses, incontestables, que sous ma table je vais voler, à l'aide de mes doigts déjà forts boudinés.

A ma grande surprise on ne me chercha pas plus que cela et il n'y eut pas de panique à proprement parler. A peine une servante à un moment, cria mon nom, avant de retourner à son linge sali. Moi qui imaginais qu'une battue allait s'organiser une heure après le début des festivités, je m'aperçus que tous, mes parents compris, vivaient très bien sans moi. Ils riaient, ils buvaient et fronçaient les sourcils lorsqu'un sujet sérieux retenait leur attention, exactement comme ils le faisaient en temps normal. Cet insouci à mon égard me coupa l'appétit et je n'eus, finalement, même pas la patience d'attendre le buffet principal. Je sortis de ma cachette en silence, je pris une serviette pour m'essuyer la bouche et je me mis à regarder, écœuré bien qu'encore affamé, tous ces gens qui riaient, buvaient et fronçaient les sourcils lorsqu'un sujet sérieux retenait leur attention. Et, tout en les observant, je priai de toute mes forces pour que ma nourrice, le lendemain, soit en retard ou morte.



Fernand Khnopff - Une ville abandonnée

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