lundi 23 septembre 2013

Au croisement

C'était une histoire comme on en a déjà écrit des milliers de fois. Un homme seul, allongé sur son lit, repense à son passé avec désespérance. Il voit les occasions, le dos de ses étreintes qu'il n'a pas su tenir, ces immortels instants où il a hésité, perclus qu'il était par ses peurs primales. Celle de la mort déjà, et de la solitude. Celle de ne pas savoir quoi faire exactement, de sa vie, de ses minutes et de ses heures, qui s'écoulent comme ces trottoirs longs où la neige cristallise.

C'était une histoire comme on en a déjà écrit plusieurs milliers de fois. Une femme seule, mâchouille une tranche de bon pain grillé timidement beurrée, baisse sa bouche vers un bol plein d'un café trop amer, et songe à la distance qui la sépare du ciel. Elle sait qu'il lui reste des décennies à parcourir, voire qui sait presque un siècle, mais elle a dores et déjà l'impression que la fin se rapproche. Dores et déjà ce bleu pressentiment qui fait que chacune de ses sorties est comme une oraison et que chaque pas qu'elle fait est une crainte pour elle de se retrouver sans air, ses poumons cherchant alors maladroitement leurs mots et son cœur suffoquant comme au temps des chagrins. Pourtant, elle se porte très bien, ses yeux tirent toujours au bleu tout en étant très verts et sa peau sait encore recevoir le plaisir. Pourtant, rien n'y fait, l'extérieur agit sur elle jusqu'à l'anéantir et l'intérieur, avec ses volets vieux et son poste de radio à grosses piles, lui retourne les dents, les ongles et les cheveux.

C'était une histoire comme on en a déjà écrit par paquets de milliers. L'homme seul et la femme seule un matin se rencontrent et ne se remarquent pas, l'angoisse étant une occupation pour eux faite à temps plein. Puis, magiquement ils se recroisent, à intervalles réguliers et souvent au même endroit, dans un préau ou entre les branches de deux maigrelets arbres. Forcément, l'homme seul et la femme seule finissent par se remarquer, d'abord par le reflet une joue, ensuite par la forme d'un nez, jusqu'au profil entier. Ce profil vient les bercer parfois quand même la monotonie devient une affaire monotone, ou quand le café est un peu moins amer, ou lorsque le passé se fait un peu moins triste. Ce profil traverse certaines nuits les entrelacs mornes qui composent leurs rêves et, soudainement, la nuit et son sommeil prennent la couleur d'une impatience. Ils finissent par avoir hâte de vite s'endormir pour, ils l'espèrent, recroiser ce profil, cette joue, ce nez et puis ces lèvres, qu'ils ont pu caresser du regard quelques heures plus tôt. Les mois passent à ce rythme, avec d'un côté comme de l'autre toujours plus d'impatience (toujours plus de ce plaisir qu'ils pensaient avoir perdu pour de bon dans un coin de leur grenier d'enfance) dans ces retrouvailles anonymes.

C'était une histoire comme on en a écrit déjà plus d'un million de fois. Sans savoir comment, un matin, un mardi, bien qu'ils aient tous les deux scrupuleusement suivis leurs habitudes afin d'être certains de se voir, l'homme seule et la femme seule ne se croisent pas. Ils pensent : " Je ne comprends pas, je n'ai pas changé de route, je suis parti à la même heure, j'ai emprunté le même chemin de terre, longé les mêmes immeubles, je suis ensuite passé devant la même boulangerie, celle dont la patronne est une vraie teigne paraît-il, je ne comprends pas, nous aurions dû nous rencontrer...peut-être que cette personne est malade ou qu'elle a choisi de bifurquer pour gagner un temps fou...peut-être était-ce une illusion que de penser qu'elle aussi suivait à la lettre et chaque jour le même itinéraire pour qu'on puisse s'y croiser...ou peut-être simplement que je suis en avance et que nous avons changé d'heure, de l'heure d'été à l'heure d'hiver ou bien inversement...je ne sais pas, je ne comprends pas". Ces pensées toutes consacrées à l'autre, à l'inconnu, à ce périlleux voyage qu'est la compassion, les obsédèrent pendant le jour entier. Tandis qu'ils remplaçaient dans la machine le papier imprimé par du papier blanc, ils pensaient : "Est-elle malade, cette personne qui me manque, et si oui est-ce grave ?". Tandis qu'ils remplaçaient les cartouches d'encre noire par des cartouches jaunes, ils pensaient : "Comme nous sommes en novembre, si elle est malade, ce doit être une fièvre et je la reverrais au pire dans une semaine...je dois prendre mon mal en patience, je ne dois pas modifier mon itinéraire pour essayer de la retrouver". Tandis qu'ils remplissaient leurs assiettes de carottes cuites à la vapeur, ils pensaient : "Au pire, deux semaines, je peux bien attendre deux semaines...mais si je ne le revois jamais, ce profil, cette joue, ces yeux et puis ces lèvres, si je ne le revois jamais seulement parce que je n'ai pas eu le courage de tourner une route plus tôt...cela sera sûrement une douleur vive...vive...". Tandis qu'ils regardaient les informations du monde, ces rangées de cadavres et ces inondations, ils pensaient : "Cette nuit, faites que je rêve de lui, son profil me ravit et propose une lumière là où l'ombre est maîtresse, sa joue est un flocon et ses yeux sont des fleuves, de vastes étendues d'eau dans lesquelles je nage jusqu'à trouver la rive, avec son sable blanc et ses bois enchantés, avec ses rues pavées et ses mains qui d'un seul coup m'enlacent, élégamment, me menant jusque dans un lieu où plus rien n'existe, si ce n'est la chaleur et ce que je nomme par souci de décence : la volupté. Cette nuit, faites, vous que je ne connais pas comme je ne le connais pas, que je rêve de lui et que lui rêve de moi".

C'était une histoire comme on en a écrit déjà par centaines de millions. L'homme seul et la femme seule, ensemble gagnés par la hâte féroce, furent ensemble pris de fièvre. L'homme seul, ayant passé son temps avec la tête chaude et transpirante, et laissant derrière lui un lit encore plus vide où l'on remarquait une silhouette humide, n'arriva pas à sortir de chez lui sans tomber sur le sol. La femme seule, parce qu'elle tremblait de froid, tant il avait fait chaud cette nuit de son front à ses jambes, se gava d'un café noir et brûlant jusqu'à l'indigestion et se fit porter pâle. L'homme seul et la femme seule demeurèrent solitudes, l'un dans son lit où les draps se grisaient sous les coups de la sueur, l'autre dans sa salle de bain, à tenter de curer ses sautes abdominales.

C'était une histoire comme on en a écrit qu'une fois. L'homme seul et la femme seule se recroisèrent bien des années plus tard, alors qu'ils empruntaient le même corridor blanc. Ils mirent du temps avant de se reconnaître, leurs profils avaient changé un peu, avaient vieilli beaucoup, même s'ils gardaient ces lèvres où jaillissaient parfois un sibyllin sourire. Leur manège recommença sur le corridor blanc, chaque matin ils se croisaient et chaque matin, soucieux de ne pas se perdre à nouveau, ils osaient davantage. Un matin, l'homme seul avait dévoilé son visage entier, un autre matin, la femme seule avait laissé traîner sa main le temps d'un frôlement.

Puis, en plus des matins, ils se croisèrent les midis. Puis, en plus des matins et des midis, ils se croisèrent le soir. Puis, en plus des matins, des midis et des soirs, ils se croisèrent la nuit.
Là, au dedans d'elle et profitant de l'ombre qui avait avalé le long corridor blanc, ils se réunirent enfin. Main dans la main, ils nagèrent ensuite vers ce lieu composé uniquement de chaleurs et de grâces.
Ils firent ce trajet plein d'une joie profonde et communicative, se délectant de chaque millième de seconde dans ces eaux délicieuses, de chaque instant sur la rive, de chaque foulée sur le beau sable blanc, de chaque enlacement parmi ces rues pavées. L'homme et la femme arrivèrent finalement à ce lieu fantasmé aux murs de passion et au toit de tendresse. Ils eurent le privilège de pouvoir y rester éternellement, c'est-à-dire jusqu'au temps où même le rien ne serait plus rien du tout, comme ils étaient déjà morts depuis treize ans pour l'homme et seize et pour la femme.

C'était une histoire, malheureusement, très impossible.



Sounillac et Subervie - Arbres en hiver

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