jeudi 7 septembre 2017

S'allonger et s'asseoir, s'asseoir et s'allonger

Le tabac m'avait assis dans sa mort ordinaire, et de ce siège qui ceinturait pas mal au niveau de la cage thoracique me vinrent d'irrépressibles envies d'Autriche sous la neige et de vents pénultièmes. A vrai dire, dans cet entourage floconneux que je m'imaginais, j'aspirais à revivre au contact de ces chevelures froides et de ces médecines blondes que ces fins praticiens dispensaient tout l'hiver vu qu'il durait longtemps. Et donc, du siège de mon cancer, je passai à celui d'un train aux lanternes multiples. Il y en avait tant de ces feux mis sous verre, et de tous les côtés, que de loin et quand la nuit tombait, les passants pensaient voir tout l'exode d'un peuple vers une terre oubliée. Moi, calfeutré dans mes râles où perlait de l'orange, je faisais de mon mieux pour ne pas d'endormir car je devinais bien qu'un sommeil en ces lieux ne ferait qu'ajouter du péril à ma fièvre. Alors, pour m'occuper, j'observai les enfants grimpant et descendant de notre embarcation. Ces mômes, bizarrement, paraissaient avoir pris une dizaine d'années à chaque nouvel arrêt. Si bien qu'au bout d'une semaine, je ne fus entouré que de vieillards et que d'expectorants, ratatinée nation de voyageurs souffrants dont les habits cachaient, au sein d'immenses poches, de terrifiants mouchoirs d'une grandeur de carte aux îles tracées au sang. Passé dix jours, n'en pouvant plus de crachoter dans ma barbe et mes manches des péninsules semblables, je pris le risque - idiot mais capital - d'un peu fermer les yeux.

A leur réouverture, j'eus la surprise de me voir recouvert d'une longue étoffe noire ; le personnel m'avait cru mort et avait pris, à cet égard, toutes les précautions. M'extirpant tant bien que mal de ma toile funèbre, je pris ensuite une gorgée d'air frais sans la salir nullement d'une pointe de rancune, sachant trop bien que les temps étaient durs à cette heure-ci de l'Europe et qu'il y était nettement plus fréquent de rencontrer les morts que de voir les vivants. Parce que les morts étaient partout vraiment ! et pas que dans les trains, ils logeaient dans les hôtels, dans les églises et même dans le ciel, les morts à cette époque, alors que les vivants, excepté dans quelques villes du Sud, étaient race invisible. Les morts étaient tellement présents que la plupart des bagagistes, des contrôleurs et des cuisiniers exerçant dans ce train se couchaient par paires, histoire de se mordre l'un et l'autre au réveil afin de vérifier qu'ils étaient toujours deux.

C'est dans la connaissance de cet humain enfer devenu habituel que j'arrivai, enfin, après deux semaines passées à contourer les joues de forêts menaçantes, au lodge d'élection.
Ce n'était, d'un point de vue architecturale, ce lodge, ni totalement un hôtel, ni totalement une tour, plutôt un entre-deux pierreux, assez aéré pour donner l'impression d'avoir été construit pour loger des bonheurs, assez irrespirable pour qu'on se sente vite menacé par le drame.

Au sein de cette demi-mesure maçonnée dans l'urgence par un prince ayant vu certainement la peste bubonique arriver de très loin, j'occupais une chambre décorée à l'anglaise, c'est-à-dire timidement hors quelques roses pâles, quelque argenterie léchée et hors la présence, tutélaire s'il en est, d'une fresque de chasse au-dessus de mon lit.
Mais de chasse, dans mon lazaret autrichien, il ne s'en menait plus que dans les souvenirs ou auprès des symptômes de mes frères humains. Et cette battue-là se déroulait sans soin...
Si par malheur, en effet, quelque péritonite débouchait sur des écoulements tirant non plus au parme ou à l'asperge (comme c'est la tradition) mais vers l'obsidienne, l'involontaire mourant était immédiatement mené hors de nos murs - là où le vent, à l'état sauvage, tordait et retordait ses barbelés infâmes - où il mourait presque dans la minute...nouvellement embaumé par les lacérations avant d'être enterré, naturellement mais non sans cruauté, sous une grosse boule de neige.

De ma fenêtre, je les voyais ces sphères blanchies où se décomposaient mes anciens camarades, elles entouraient l'hôtel comme un collier de perles et me donnaient parfois, dans mes rêves les plus noirs, l'envie de les pousser pour qu'elles forment, en quelque sorte, des avalanches de cadavres que les skieurs en contrebas se prendraient en pleine poire. Très vite cependant, je ravisai cette vision, puisqu'elle était, comme tout rêve même le plus atroce, teintée d'un optimisme malvenu étant donné que les skieurs, à cette heure-ci de l'Europe, n'existaient sûrement déjà plus.

Seuls restaient les malades et les morts et le petit personnel contraint de les assister en attendant d'atteindre la première ou la seconde de ces catégories. Et, l'infection trouvant toujours un petit coin de vêtement, de salive ou de cervelle où s'incruster, ça ne manquait pas d'arriver...
Il y eut même des mois où furent couchés dans la neige plus de petit personnel que de malades officiels. Et le tout sans compter les veuves, les marmots sans goûter et les grands-pères qu'il fallait, dans la foulée de ces disparitions, offrir bientôt à la montagne compte tenu du deuil magistral qui les fragilisait. Dans ceux-là, les pater familias à têtes blanches étaient sans doute ceux qui s'en sortaient le mieux, résistants pire que blattes, ils s'obstinaient à ne pas mourir alors que toutes leurs veines crevées comme des baudruches réclamaient le contraire. Ils résistaient tellement, ces sénescents défroqués de toute lignée possible, que bientôt dans tout l'établissement, il ne resta plus qu'eux.
Des malades et des vieux, et quelques stagiaires de-ci de-là censés s'occuper d'eux. Mais surtout des malades et puis surtout des vieux, en quantité astronomique, régnant sur le monde sans famille et avec le caleçon toujours taché d'urine.
De mon côté, je voyais tout ça depuis ma perfusion, depuis mon lit et depuis ma fenêtre où depuis un certain temps, la neige avait fondu et les cadavres avec, aussi les avalanches.
C'était l'Europe avec une heure de plus, sorte d'été permanent sans brise pour l'apaisement.
Par conséquent, comme il faisait désormais éternellement très chaud, je petit-déjeunai, déjeunai et dînai uniquement d'eau et d'immobilité...avec, constamment posé sur mon ventre, comme un second cancer, un soleil écrasant brûlant au bout de mes respirations.
Alors je rêvai d'ombre, de sommes sous les arbres, que ce fut-ce en enfance ou même dans une cave.

Mais l'ombre tardait, elle tarde toujours, l'ombre, quand on est seul...et qu'on aimerait guérir...mais qu'on ne peut plus vraiment...comme on ne peut pas non plus s'éclipser tout de suite...paraîtrait même qu'il nous reste vingt ans...vingt ans comme ça...à passer de cellules en cellules, de chambres en chambres et de réanimations en réanimations...le temps qu'on nous refoute enfin ce plaid sur les yeux...vingt ans comme ça...à voir vieillir les enfants à chaque nouvel arrêt...et le monde pareillement à la télévision...vingt ans comme ça, à attendre le plaid tout en crevant de chaud ; ou que finalement une bonne âme nous pousse au devant des skieurs...vingt ans comme ça, à savoir qu'il est l'heure tout en la refusant...au contraire des clopes mais surtout des visites et des lacérations...mêmes lointaines, même infimes, même inventées comme l'Autriche...des perdus sentiments.



James Ensor - Les Patineurs

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