lundi 19 juin 2017

Hangwoman. Chapitre 1.6

Violaceous Curtains




Une proposition de cinéma...je me demande bien ce qu'il entend par là...est-ce qu'il envisage sérieusement, près de cinq ans depuis notre dernière rencontre et après ce que je viens de lui dire, de m'inviter au cinéma ?
Peut-être me pense-t-il folle au point de vouloir rejouer mon adolescence à coups de pop-corn et de films d'horreur en guise de prétexte pour lier nos mains moites avant de souder nos deux bouches devant le tube rock du générique de fin ?
Ou peut-être s'estime-t-il suffisamment séduisant pour que j'acquiesce à la moindre de ses tentatives, ou les deux à la fois...
Moi, la femme imaginée fragile usant d'une histoire tirée par les cheveux pour obtenir du sexe auprès de ses beaux yeux ?
Qu'entend-il vraiment par "une proposition de cinéma" ?
Je ne le sais pas, j'ai un mal de tête assez costaud, les boyaux retournés sur eux-mêmes comme ces ressorts magiques descendant gracieusement ces lointains escaliers où l'enfance était belle et formait des promesses à chaque nouvelle journée...
Je n'aurais pas dû me rendre directement chez lui mais la coïncidence était trop forte, je ne pouvais rester les bras croisés après avoir lu ce que je venais d'écrire...
"Décapitation par un inconnu de Ben Cavalero, résidant au 36 rue des Écaillés, P****"...
Je ne pouvais pas me contenter de lui écrire un mail ou de l'appeler au téléphone, il aurait immédiatement songé à un canular ou à une de ses blagues, étranges mais sans conséquences, qui font le lit des légendes urbaines...
Il fallait qu'il soit prévenu de vive voix et qu'il comprenne, pour de vrai, que sa vie était en danger...
C'était là mon devoir en tant qu'ancienne camarade d'école et tant pis si j'avais l'air d'une conne.
Le ridicule vaut toujours mieux que la lâcheté. Le ridicule ne tue pas mais il donne mal au ventre...je ne sais pas ce que j'ai...
"Une proposition de cinéma"...je commence à avoir des frissons et mon environnement, ces toilettes exiguës, cet éclairage gras, d'une solitude de lampe sortie de ces hangars où s'épuisent en rond le bétail inutile...et cette porte blanche tachée par trois fois de gros pouces violets...

J'avais toujours recherché la perfection, dans ma vie intérieure comme dans ma vie de cœur et je ne l'avais trouvé qu'à de rares exceptions par le biais d'alcools forts ou de nuits étonnamment sexuelles durant lesquelles les passions, les réelles passions, cessaient de chercher à tout prix le bon mot et la bonne expression au profit exclusivement sensuel.
La Langue battue par la salive, la caresse et l'instinctif rougeur de joues qui s'abandonnent au fond de cuisses bavardes...
Iris...Iris était la seule sorte de perfection perdurant dans mon monde même lorsque j'étais sobre alors Ben et son cinéma peuvent clairement aller se rhabiller...
J'aimerais tellement ne plus être dans cet appartement et être dans mon lit, tout contre elle, sans avoir rien de plus à penser qu'à la chaleur, anesthésiante, de son corps près du mien.

Mais son corps était loin et j'étais dans ces toilettes, décorées par la mauvaise nouvelle et les désirs d'un homme incapable de peindre correctement une porte.
Il avait songé à remplacer son beige mortuaire par un violet plus amical mais l'ampleur de la tâche l'avait sans doute refroidie et il s'était contenté de trois grosses traces de doigt avant de reposer le pot de peinture bien sagement sur son étagère.
Toutes mes expériences avec les hommes ressemblaient à cette porte, c'est-à-dire à une application rigoureuse de la chose inachevée.

Mon crâne me brûle, il paraît dupliquer cette ampoule grillant au-dessus de moi, je devrais peut-être sortir de là et demander à Ben de me filer un anti-migraineux avant de m'éclipser avec pour moi l'excuse de ma petite santé.
Mais quelque chose me dit qu'il vaut mieux que je reste.
Je ne pense qu'il m'ait tout à fait cru tout à l'heure quand je lui ai dit que je savais de source sûre que quelqu'un avait en tête de l'abattre froidement.
En tout cas, il n'a pas eu l'air effrayé ni surpris, comme s'il n'y croyait pas du tout ou s'il savait déjà.
Il ne m'a même pas demandé d'où je pouvais sortir pareille information, il m'a simplement resservi un verre et m'a parlé de ses projets dans l'immobilier avant d'évoquer sa fameuse "proposition de cinéma.
Si ça se trouve, il est l'ami d'un ami d'un ami qui travaille dans ce milieu et il a vu en moi un potentiel d'actrice pour sûr insoupçonné.
Si ça se trouve, la réalité est moins glorieuse.
Quoi qu'il en soit, même s'il me voyait avoir un destin à la Marylin, je n'en voudrais pour rien au monde...

L'idée de passer des jours entiers à patienter sur une chaise avant de dire cinq lignes à un vieux beau sans charme payé quatre fois plus que moi ne m'enchante aucunement...pas plus que je ne rêve de croiser dans la rue des gens qui me reconnaissent.
Je n'ai pas envie d'être un symbole à cause d'on ne sait quel hasard chimique faisant que mon visage, filmé par une machine, a un truc d'attrayant...je veux pouvoir continuer de scruter la tête des passants en totale discrétion et continuer aussi à leur inventer des histoires, à partir d'une ride ou d'un clignement d'oeil...
Les étoiles richissimes des boulevards célèbres ont pour moi un attrait similaire aux jeans dépecés, en ceci qu'elles dépendent entièrement de la mode et que celles-ci, de toutes les façons, ne durent jamais vraiment.
Les vêtements ne durent pas, les actrices non plus, qui aujourd'hui se souvient des blondes hitchcokiennes et de leurs noms complets ?
Quasiment personne tandis qu'Hitchcock demeure en bonne place dans les placards des cerveaux cinéphiles.
La gloire...me fait...vomir...Non, il faut que je me fasse vomir, je sens que ça ne va pas du tout.
Tout tourne autour de moi.
La lumière.
Les taches violettes et le grand inachèvement de tout ce qui m'entoure.
Quelque chose m'échappe et ce quelque chose me ressemble étrangement.

Le meuble me faisant face a désormais l'allure d'une plante carnivore...
Qu'importe, dans un de ces réflexes survenant uniquement chez ceux plongés dans un état second pour qui la logique exige qu'on s'investisse de plus en plus franchement au sein du cauchemar, plutôt que de fuir, j'arrache aux dents du meuble un tiroir où repose un magazine plein de jeux et mots croisés.
Sur une page au hasard, niveau 2, thème Astrologie, j'écris à l'aide du stylo trouvé parmi son estomac, des chiffres à la place des lettres.

21...07...201*...37...17...43...
C'est !
Une sensation libératrice me vient, le malaise m'enserrant fait relâche et mes mains moites, à cause du pop-corn immonde par Ben proposé, redeviennent mains sèches.
En revanche, ma nuque, jusqu'à lors très dure, traîne derrière elle une chevelure humide.
Je sue à grosses gouttes et mon visage, auparavant tranquille et digne des plus grandes, pâlit à la vitesse d'une mère sans son fils.
Le fait de comprendre ce qu'il se passe, grâce aux chiffres que je viens d'écrire, me fait encore moins comprendre l'ensemble.
Tant et si bien que j'essaie, au lieu de réagir, de résoudre l'énigme de ces mots croisés quelques pages plus loin..

Niveau 4, thème : Jalousie. Non. Le thème est ; "Parcs d'attraction" mais automatiquement ma main est venue barrer cette proposition pour inscrire "Jalousie".
A côté d'elle, les mots noircissent les uns après les autres, la sueur ayant gagné mon front les peignant de son eau de taches obsessives.
Je devrais sortir mais un dernier geste opéré par ma main m'en empêche franchement.
A droite de la case bleue où paraît maladroitement le nom "Everland", j'écris, en cinq lettres : "Reste". Reste. Reste.

La suite se déclenche donc sans moi.
A la lumière de cette ampoule malade où je manque de m'évanouir.
J'ai à peine le temps de comprendre le "21.07.201*" et de réaliser qu'il s'agit de la date du jour, idem pour le 17.43 qui n'est pas éloigné de l'heure qu'il était, que déjà j'entends le bruit d'un objet lourd qui roule sur le sol.
Les bruits qui suivent ressemblent à ceux d'un arrosoir automatique, puis, distinctement, j'entends : "Le fils de pute" avant de saisir d'un bout d'oreille le fracas sourd d'un verre lancé à pleine force.
La suite ce sont des pas.
Et moi, défigurée par la sueur, incapable de tout mouvement, comme paralysée et souhaitant rien de mieux que de dormir un bon coup alors que l'assassin approche.

Bientôt, il n'approche plus, bientôt, il est là !
Il frappe à la porte, il demande si quelqu'un est là, je ne réponds pas.
Il frappe encore, je ne réponds toujours pas et même si je le voulais, je ne le peux pas, ma bouche étant partie dans une direction où seule une bave incontrôlable fait figure de boussole.
Il continue de frapper, plus fort cette fois et d'ailleurs tellement que les taches de peinture étalées sur la porte semblent trembler et menacent presque de me sauter au visage.
Il frappe, il frappe.
Et je ne peux rien.
Je prie pour qu'il abandonne et qu'il s'en aille, je n'ai rien fait après tout.
Je suis juste un peu folle et diablement malade mais rien de rien pouvant mériter le meurtre !
Enfin, il arrête de frapper.
J'envisage un ouf de soulagement mais même de cela, j'en suis tout à fait incapable.

Quoi qu'il en soit, ce soulagement aurait été chose vaine puisque quelques secondes plus tard, par un coup sec, je comprends que le verrou vient de s'ouvrir.
"Une proposition de cinéma"...c'était peut-être à ça qu'il pensait...à faire de moi la victime d'un slasher hautement codéïné piochant allègrement dans le lugubre et dans le mauvais goût...ou bien suis-je malade et cauchemardais-je ainsi toutes ces inventions ?
Je ne le sais pas et le stylo dans ma main paraît mort.
Il va donc falloir attendre que s'ouvre cette porte...

La fin qui n'est que le début d'une prochaine fin ressemble bizarrement à tout ce que j'avais imaginé mais en beaucoup plus rouge.

L'assassin n'existait pas davantage qu'un courant d'air et ce courant d'air, d'une teinte incarnadine, me trouvant à demi-morte sur les toilettes s'empressa de fourrer ses légers doigts dans le fond de ma gorge pour me faire vomir. Puis, une fois le processus enclenchée, elle prit soin de me tenir les cheveux comme le font les amis les soirs de mauvaise cuite foulant du pied les fêtes lycéennes. Mes esprits revenus, je me découvrais seule dans cet appartement. Serrant plus que jamais mon stylo, à la manière d'une arme, je quittai enfin les toilettes et rejoignais le salon où je ne trouvais rien sinon le verre, brisé de toutes parts, que Ben m'avait resservi. Continuant nerveusement mon exploration, j'aboutissais dans la chambre de Ben où...en plus de sa tête arrachée...s'étendaient sur le lit diverses sangles ainsi qu'un appareil photo...Ma voix était revenue et je m'apprêtais à crier devant ce double crime, celui commis et celui empêché, quand une nouvelle main se plaqua sur ma bouche. Elle était froide comme la main d'un père.

Remplaçant la mienne, une autre voix féminine se fit entendre : "Désolé pour tout ça. On va tout t'expliquer mais avant tout, il faut qu'on se débarrasse de cette foutue tête. T'es prête à nous aider ?"

Les toilettes, l'alcool, le poison, l'appareil photo, les taches violettes et ma recherche de la perfection sautillaient tous ensemble dans mes yeux tandis que j'acquiesçais. A cette obéissance pourtant, mon cerveau sembla ravi et ma main relâcha quelque peu le stylo. Je me retournai ensuite vers mes ravisseurs ou mes sauveurs, je ne savais plus trop, et voyais devant moi deux êtres épuisés mais souriants reposant l'un sur l'autre parce que trop affaiblis.

Il y avait d'abord cet homme, très grand et d'une morphologie ne laissant pas savoir s'il était très mince ou pas mal en surpoids et dont le visage d'une pâleur abyssale semblait trahir un millier de rides enfouies que ses yeux, d'une netteté de couteau, camouflaient brillamment.

Et il y avait cette femme que je reconnaissais puisqu'étant le sosie, de chair et d'os, du courant d'air rouge m'ayant aidé à tout dégobiller et tenu les cheveux durant cette infamante épreuve. Elle avait la peau plus foncée que l'homme à côté d'elle - mais qui ne l'avait pas ? - et des traits d'une douceur barbare qui ressortaient encore plus férocement, encore plus bellement, du fait de l'épaisse trace qui s'enroulait, comme un serpent aux écailles violacées, autour de son cou.

Ils étaient quelque part, de par leur aspect irrésolu, tout à fait attirants.
Ils étaient quelque part, ce que doit être l'inachevé...c'est-à-dire une quête perpétuelle et mystique que seules la folie ou la disparition peuvent un peu ralentir, et non une de ces choses que l'on peut arrêter ou remettre à demain.
Ils étaient quelque part, ce qu'Iris est aussi, une proposition de cinéma apparue dans ma vie.

C'est pourquoi, "Reste", même sans le stylo et toutes ses prédictions, est vite devenu un ordre naturel et pourquoi moi Sofia, je suis surexcitée tandis que je planque cette tête dans un sac poubelle.

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