vendredi 6 décembre 2019

Cycles

S'agirait de commencer à comprendre comment fonctionne l'astre.
Déjeuner de fruits froids n'est pas recommandable.

Ma mère, ce jour-ci comme tous les autres, meurt un peu.
Je verse le lait dans le thé chaud et de minces étincelles flottent au-dessus du liquide. On dirait des moucherons. Et derrière moi il y a cette fenêtre depuis laquelle s'écoule une rue et dans cette rue passent des voitures. Ces véhicules sont conduits par des hommes et des femmes qui ce jour-ci, comme tous les autres, meurent doucement aussi.

Au square ont lieu pourtant de grands préparatifs. Sous la terre, invisibles, des nations de matières fabriquent, copies, impriment, des effigies dansantes. Celles-ci dans quelques mois au bal seront portées et dans le regard susciteront des choses, des emballements, des envolées. Ce sont les fleurs que l'on prépare, résurrection des roses et de leurs majestés.

Il faut avoir en tête que l'autre, même s'il diffère, même s'il s'insère effroyable souvent dans le détail de nos journées, transporte tout autant de douleurs et splendeurs que l'on pense en transporter. Nous ne sommes pas seuls à follement rêver que l'épiphanie vienne ou bien qu'elle se confirme. Nous ne sommes pas seuls à douter et douter de la forme d'un rire, à mal interpréter, à supposer, s'enduire de cette encre fragile qu'on présente en dureté pour ne pas s'évanouir et ne pas inquiéter. Nous ne sommes pas seuls à sentiments mentir, à passion reléguer au rang de la broutille pour que l'absence puisse être un mal résisté. Nous ne sommes pas seuls à secrètement aimer, secrètement souffrir, secrètement mourir par crainte d'exister.

Nous ne sommes pas seuls... seuls, désemparées orties désirant une hostie au goût d'abricot frais.

Des milliards d'êtres humains actuellement cultivent, à l'ombre d'envies simples et mûrement programmées, des soleils chauds et vifs. Ces étoiles qu'ils choisissent ont fréquemment l'aspect d'un visage émotif, touché parce qu'on le touche et dont la bouche riche parle comme le vitrail lorsque, l'après-midi, le cramoisi, le rouge, en repeint les motifs au point qu'ils paraissent animés et sortis du verre qui les pressent. Comme si l'encre quittait sa carcasse passive et que son sang giclait en des feux d'artifice, en des saints expressifs qui lassés d'avertir s'ivreraient d'une gigue violente et magnifique arrachant les aiguilles des tours d'Apocalypse. Ils remueraient l'Amour afin qu'il envahisse les nappes phréatiques, que le printemps avance et que pas en avril mais à la mi-décembre, tout contour s'éclaircisse.

C'était ça ce baiser qu'ils s'imaginaient tous - soit qu'ils le connaissaient, soit qu'ils l'avaient connu - l'éclosion prodigieuse d'une Cantabrie nue dans une Bruges triste et l'impression qu'alors ils empruntaient la rue, ce n'était pas la mort mais la vie qu'ils portaient, un précoce bouton d'or tel celui qui s'ouvrait dans ces cérémonies aux luxuriants décors, miroirs, étoffes, gravures et chandeliers, où ils esquisseraient ces dessins de phosphore que les murs garderaient.

Ceux-ci ensuite, un siècle ou deux plus tard, sauteraient de leurs socles, inonderaient de couleurs les territoires proches jusqu'à ce que grotesques, le labeur et l'effort, fassent jaillir du sol une identique fresque. Et les fleurs et les bois, portraits d'une même goutte de liqueur de poire, inspireront aux passants des clameurs d'espoir.

On en fera des poèmes de ces hurlements-là, de quoi narguer l'hiver, savourer les fruits froids.

Et ma mère, si elle meurt, sait au moins que je l'aime
Et que ça restera.


André Evard - Les tournesols





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