jeudi 16 novembre 2017

Le corps du néant

Quel travail c'était pour l'auteur moderne que de se retrouver seul, à une table, pour écrire ce que ses contemporains consommeraient comme du beurre ou une poignée de fraises. Mais c'était mon travail depuis près de dix ans, à l'ombre d'un succès sans cesse s'éloignant et sous l'oeil de parents toujours plus inquiets. Leur anxiété pourtant se comprenait, en ce siècle horrifique où un ou deux génies apparaissaient chaque jour sans que je fasse partie, jamais, des ravissants élus. Il devait se dire - devant ces éclosions constamment m'excluant - que c'était peine perdue et que si mon heure, à quasiment trente ans, n'était pas déjà venue, c'est qu'elle ne viendrait pas et qu'il serait plus sage, pour moi, de m'attacher maintenant à de plus sûrs emplois. Dans les faits, plutôt que des bibliothèques ou des yeux de lecteurs, d'immenses bureaux m'attendaient avec cachés sous leurs plastiques, à côté des chewing-gums formant l'urbaine version des neiges éternelles, des salaires pathétiques capables cependant de réchauffer mon ventre.

Le truc, c'est que mon ventre de pauvre se souciait assez peu de manger à sa faim tant il dépendait d'un appétit spécial déconnecté franchement de toute espèce d'argent. Car je mangeais au mot et à la ligne claire, je mangeais à la figure de style et depuis les cantines, insalubres mais salutaires, du défi littéraire. Je mangeais au gourmand paragraphe, je mangeais à la métaphore, à l'image bien sentie et au dialogue sonnant vrai. Et fort de ces repas, je n'avais nul besoin de tartines supplémentaires ni d'oranges à toute heure puisqu'effectivement, une simple rime me suffisait. Si ces rimes n'avaient pas été là, je serais certainement de ces langues pendantes assujetties au froid errant aux nuques des bars et de ces restaurants inondant tous les guides, mais les rimes étaient là et leurs perfusions alimentaient mes veines d'un vital liquide. Cette eau miraculeuse, ce coulis d'exception, faisait tout mon bonheur tandis que les bureaux continuaient de m'attendre. Et que mes deux parents succombaient à la peur malgré leurs coeurs tendres et malgré leurs cerveaux, pressentant, outre les pieux se dressant sous mes pieds à chaque nouvelle journée, que je pouvais sur ces tapis danser et que j'avais raison, pour rien, de travailler.

J'aimais mes parents bien qu'ils n'aimassent pas cette littérature qui, les ayant remplacés, doucement me nourrissait d'espoirs et de progrès.
Espoirs certes inutiles et progrès mineurs en tout point, mais espoirs tout de même et progrès de baigneur chassant toutes les mouches dégueulassant son bain, pour n'en garder qu'une seule avant de la coucher sur cette feuille blanche que domptent mes deux mains. Enfin surtout la gauche puisque je suis gaucher...
La droite servant seulement à écrire le mot Fin quand, dans j'espère cinquante ans, l'autre aura cessé d'entièrement fonctionner.


...
Je me demande si on saisit que cette histoire de bain est une histoire de crâne et si dans cette autre arrêtée, on voit passer la flamme qu'Arthur ramena sur cette Terre gelée...
Je me demande tout cela tandis que je compose et qu'à mes oreilles perle l'oeuvre de Gustav Holst...
Je me demande tout cela tandis que j'ai très faim et que je me nourris uniquement de la prose, uniquement du refrain, uniquement de ces roses insoumises au fanement comme elles sont déjà loin, en ces saisons où le temps ne passent pas vraiment et où la pluie peut être, en un seul claquement, un soleil posé sur cette table où j'opère le corps du néant.

Messager des nuages et médecin du rien, j'étais malheureusement, un moderne écrivain.


Edith Rimmington - The Decoy

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire