dimanche 14 mai 2017

Les paradis parfaits de la réalité

Je viens de faire un rêve d'hôtel américain
De ce genre d'hôtel qui puise ses racines directement au ciel
Tellement ils sont hauts et éloignés du monde.
Et dans celui-ci, j'étais il me semble tout à fait moi-même,
C'est-à-dire un garçon sacrément délicieux
Qui compose des vers parce qu'il n'est rien de mieux.

Enfin, trêve de mise en scène et rentrons dans le jus
Pertinent de mon rêve,
J'étais donc là, assis à une fenêtre de ce poil d'acier
Dépassant du nombril de l'île de Manhattan
Et j'avais devant moi une tasse de café.
Rien de grave pensez-vous voire "tout est léger"
Sauf que ce café était fourré d'un sucre
Imitant parfaitement
L'ambition
Des ciguës les plus grandes
Et des plus hauts poisons !

Car ce café, bu au sommet d'une tour souveraine,
Ce café, compact tourbillon d'une bruneur épaisse,
Bel élément buvable et shot d'énergie rare
N'était pas du tout ce que je désirais.

J'étais, au sommet de la tour
Et seul avec ses tables, ses fenêtres,
Ses couteaux et fourchettes,
Ses illusions de jour qui sautaient à pieds joints
Du soleil voisin
Et qui passaient sur moi comme des annoncements
De poèmes prochains, d'invincibles romans !

Ainsi donc j'étais au firmament du goût
A l'étoile des yeux et puis dans la chevelure
De tout ce qui sent bon.
J'étais là où je devais être
Dans mon hôtel de rêve avec devant moi
Des feuilles blanches et du ciel !

Comment ne pas s'en contenter ?
En vivant le malheur de boire ce café.

Vous savez, il est fréquent d'user l'idée de tord-boyaux
Quand on tâte une liqueur qui ne nous revient pas...ou plutôt si
Et bien ce café-là, céleste à la papille, là n'est pas la question
Était un "retourne-âme" !

Parce qu'enfin comment dire, j'étais dans cet hôtel
Gravé dans ses fenêtres comme du chocolat
Dans un calendrier, et j'étais dégoûté de tout cela.
Parce qu'enfin comment dire, j'étais dans cet hôtel
Et mis face aux éclats de ce café qui, comme on parle,
Est maintenant café froid
Et que ce café froid, enfin, c'est difficile à dire,
Avait dans ses entrailles une limaille intime
Et que ce dépôt gris, comme tous les dépôts gris,
Etait fils de la Lune et que la Lune, j'aime bien la Lune
J'aime bien, mais la Lune parfois n'est rien de moins qu'un Enfer
Avec un masque blanc.

Et donc le sucre dans ce café qu'était-il ?
Parce que c'est beau de tourner autour de ce qui fit mon rêve
Mais ce doit être aussi, j'imagine, quelque part navrant
De suivre ce mystère, bavard, docilement sans voir sa solution.

Alors voici la solution de cette solution :

La vérité c'est que ce café
Que le rafraîchissement avait mené au jaune
Et bien ce café, que je surplombais
Comme dedans cette image connue de Waterhouse
Et dont les reflets mous donnaient à mon visage
Une allure débile d'épluchures
Et bien ce café, par ailleurs, si je l'avais bu là tout de suite
Il n'aurait pas été bon mais sans être non plus un danger
Pour mes jours.
Et bien ce café, son drame, son épice et son sel
C'était qu'il incarnait quelque chose d'infiniment cruel...

Puisque ce café, même dans mon rêve d'hôtel américain
Était la seule chose que je pouvais m'offrir
Avec mes pauvres mains
Tandis que tout mon ventre, tandis que toute ma langue
Rêvaient de jus d'orange.

*
Pour beaucoup ce cauchemar est un fait quotidien
Et pour davantage encore de femmes, d'hommes et d'enfants
Même ce café froid tient du fantasme long.

Ce qui n'est pas fantasme, en revanche, c'est l'oeil du serveur
Ou la moue des serveuses, quand on est au café pour deux heures
Sans le sou, et qu'on gêne les gens, parce que pauvres et vivants
Comme un peu d'une couleur violente
Dans une mer d'oranges aux abonnées absentes.

*
Précisément maintenant, je vais finir sur cette histoire de rêve et de café
En vous disant exactement comment il s'est achevé :

Il y avait donc, un immeuble new-yorkais,
Une tasse de café et un jeune écrivain
Mais il y avait aussi puisque c'était un rêve :
Des impressions de seins comme des dents qui branlent,
Des crépitements ouverts d'appareils photo
Et puis deux trois histoires, courbes et tentations
Impossibles à décrire sans courir le peloton.

Mais surtout il y avait, à la toute fin,
La serveuse tout sourire déchiré dans l'annuaire
Qui est venue, alors que j'avais à peine bu un cercle de ce café
Me resservir avec son broc typique et toute sa précaution.
Et puis elle est repartie, me laissant seul avec ma honte
Et donc je lui ai dit, avec un visage que je voyais très bien puisque c'était le mien :
"Arrêtez de vous foutre de ma gueule !"

Comme je pensais qu'elle savait, qu'elle avait deviné dans mes veines
Ou dans mon habillement que je ne pouvais pas me payer autre chose
Et donc qu'elle savait, évidemment, que j'étais pauvre.

Sauf que les gens ignorent tout de votre pauvreté
Tout comme ils ne savent rien de vos richesses profondes
C'est à vous de leur dire ! Et puis d'illuminer
Et puis d'aller cueillir les oranges et les roses
Et d'inventer enfin, à force d'ongles, de pâlissements et de sueurs immondes
Les paradis parfaits de la réalité.


Georgia O'Keeffe - Manhattan



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