samedi 21 mai 2016

Драматическая ирония

Valeri vivait dans un Moscou à la peau lézardée par la guerre. Un Moscou de carte postale, si celle-ci est juste avant tombée dans une flaque faite de sang puis de neige fondue. Un Moscou dont les églises sonnaient le "Do Ré, Do Ré..." sans discontinuer, de telle sorte que sans montre sur soi, il était impossible de connaître l'heure exacte. Un Moscou dont les églises représentaient pourtant, pour Valéri, le seul lieu de refuge, car c'est là qu'il passait bon nombre de ses après-midi, à écouter les messes, souvent écourtées par les rondes militaires, et à voir passer des familles aux visages fermés. C'est non loin d'elles également que chaque mardi et vendredi matin, dans des salles aux pupitres pour la plupart branlants, il recevait avec ardeur la leçon du dernier maître encore en mesure d'exercer.

Ce maître, qui auparavant était curé dans les campagnes avant qu'elles ne soient toutes réquisitionnées (par les troupes armées), incarnait alors, aux yeux du jeune homme, l'ultime point d'entrée vers son monde favori : celui des rêves. Certes, lorsque M. Seferov contait les différentes épreuves pavant la vie du Christ, nous n'étions pas exactement en face de récits où la fantaisie, la joie et l'imagination avaient une place de choix mais tout de même, par endroits et parce qu'il était bon dans son emploi, il parvenait à toucher, avec talent, ces dimensions invisibles et sans limites franches qui dorment au fond de nous et font voir l'autre rive. Une autre rive où les corps de soldats ne se retrouvent pas en vrac entassés à l'arrière de camions vaguement frigorifiés attendant un feu vert de là part de telle ou telle administration pour qu'ils puissent être finalement déposés aux confins des cimetières les moins endommagés. Une autre rive où le sang a gardé sa valeur, tout comme la blessure et l'espoir qu'elle guérisse.

Les rêves de Valéri, que le catéchisme hebdomadaire entretenait de haute lutte, se résumaient à cela : redonner du sens à la vie ou du moins à la mort, avec en point de mire des paradis où la justice existe et n'est pas balayé par un raid aérien ou par l'odeur, ingardable, d'un proche en train d'agoniser depuis une semaine. Et ces paradis, que Valéri souhaitait visiter plus que toute chose sur Terre, n'étaient pas des territoires aisés à découvrir. M. Seferov lui-même les qualifiait de pays impossibles pour qui n'était pas Saint avant de rajouter qu'au fil de toutes ses expériences parmi la race humaine, il n'avait pour l'instant jamais rencontré personne digne de ce nom alors qu'il avait vu, en soixante ans, un nombre infini d'hommes et de femmes, paysans, paysannes, comtes et comtesses et même une poignée de princes. Et tous, qu'importe l'étendue de leurs vertus ou l'ampleur des sacrifices auxquels ils avaient consentis, l'avaient déçu un jour. Les pires, dans cet épais chapitre de déceptions, étant selon lui ses confrères, prêtres, diacres ou évêques, puisque tous et chacun, au contact des désirs et paresses d'autrui, finirent par développer les mêmes avaries, le plus souvent d'ailleurs d'une exacerbée manière comme on ne comptait plus les moines abstinents assis sur des tas d'or et d'enfants ou les papes habitués au pillage des villes et aux meurtres de masse.

Seferov ne s'excluait pour autant pas de cette liste infâme d'hommes de foi devenus par faiblesse des diables ensoutanés car il concédait, bien que le Christ ait toujours parlé dans son coeur avec franchise, avoir un goût vilain pour les jeux de hasard. Evidemment, poursuivait-il, il paraissait possible de se défaire de ces bâtardises par la prière, la confession ou en se vétissant pour cent nuits du cilice mais c'était, qu'importe la noblesse des intentions menant à ces divers repentirs, un pis-aller pour lui. "Car le vice, comme le rêve, est en nous et ne peut nous quitter dès lors qu'il nous séduit. Il ne s'agit pas d'une maladie qu'un mois de sanatorium peut chasser ou d'une lacune qu'un livre ou un voyage peuvent remplir. Il s'agit de nous. De nous devant l’Éternel et nous avons perdu. Il ne peut pas y avoir de rédemption puisque l'idée même de rédemption est un murmure vicié, et, rien ne saurait altérer cet état. Pensez-vous qu'un meurtrier mérite le pardon s'il sauve par la suite un millier d'enfants et deux centaines de femmes ? Et bien non, il ne le mérite pas. Et tant que sa victime demeurera sous terre avec la gorge ouverte, il ne le méritera pas. Je n'essaie pas de dire, mes amis, que l'erreur n'est pas permise dans notre Foi et que seuls ceux qui passent leur vie sanglés sur leurs lits peuvent espérer atteindre l'un ou l'autre des paradis, je dis plutôt que ce paradis n'apparaîtra que pour ceux, dont le nombre peut se lire facilement sur les doigts, capables de ne pas vouloir.

De ne pas vouloir de tout. De la possession comme de la privation. De l'amour du Christ comme de sa colère. De ne pas vouloir être simplement pour...être. Sans arrières pensées, sans le besoin du pain ou de l'acier. "Etre", c'est-à-dire marcher non pas pour aller quelque part où quelque chose nous attend, mais pour sentir sous nos pas le vent et la poussière. Etre aimant, non pas pour aller mieux soi-même, mais pour que le sourire que vous donnez à l'autre devienne votre soleil, c'est-à-dire un fait, sans pour autant faire montre de mépris si jamais la nuit tombe. Etre, comme personne ne peut être, c'est-à-dire en morceaux sans chercher à ce qu'ils soient recollés. Car ces morceaux sont la plus belle des choses et pareils à la neige, aux fruits et au redoux qui forment les saisons. Vous ne serez jamais uni de toutes les façons. Alors dispersez-vous, comme le fait le sable qui lui se moque bien des guerres, et peut-être, ainsi, vous toucherez paradis.

Ce prêche est maintenant terminé, néanmoins, je ne peux pas partir sans ajouter une chose sur le sens de la vie. Cette chose est une phrase que je tiens d'un professeur qui fut parmi mes meilleurs amis, avant qu'il ne périsse dans un attentat, et cette phrase dit : "Le sens de la vie est dans le contresens quand il n'est pas sous terre".

Voilà. Je vous laisse mûrir cette leçon et cette phrase, à vendredi pour que nous en reparlions."

Les chaises firent un bruit d'enfer pendant que tous se levaient pour saluer Seferov sur le point de partir. Valéri, lui, ne s'était pas levé. Non pas qu'il eut, suite à tout ce qui fut dit, envie de se montrer impoli envers son maître de catéchisme, mais parce qu'au contraire, son discours l'avait totalement bouleversé.

Ce bouleversement, qui se trahissait sur le visage de Valéri par l'apparition d'une ride sur son front, se prolongea de onze heures du matin jusqu'à sept heures du soir, temps qu'il passa à déambuler dans un état qui aurait pu être jugé comme cataleptique alors même qu'il bougeait. Puis, vers dix-neuf heure quinze, Valéri descendit dans une des bouches du métro moscovite. Là, sur le quai, il attendit. Dans son crâne, où mille orages fouettaient les insoumises montures de Dieux à la peau noire, Valéri se promenait malgré le mauvais temps. Il cherchait une porte de sortie. Un miracle. Et faisant cela, il savait sa vanité. Car Seferov l'avait bien dit, pour espérer pouvoir se prélasser magiquement dans les transats des squares édéniques une fois la mort venue, il fallait être en morceaux et rien d'autre. De même qu'il ne fallait rien vouloir. Or, Valéri voulait le paradis tout comme il voulait nicher à nouveau sa jeune tête dans le cou d'une d'Emilia. Non c'était, et ses déambulations intérieures comme extérieures faisaient le même constat, foutu pour lui. Il allait vivre sans être et un jour, une septicémie ou une baïonnette allaient le transpercer. Et son foie, ses poumons et sa langue ensuite et de concert, iraient se déverser jusqu'à ce qu'il ne reste rien, sinon quelques dizaines de kilos de peau et d'os qui seront brûlées ou qui resteront là jusqu'au passage des chiens.

C'était foutu. Il avait, malgré son indéniable bienveillance générale, trempé ses maigres doigts dans trop de confiture, mordu trop de camarades, imaginé trop de filles. C'était trop tard pour être un Saint. Alors, sans réfléchir et sans quitter non plus son canevas crânien où cette fois quatre-vingt-dix danseuses aux bras tentaculaires faisaient du tir à l'arc, sans flèches, sous un soleil de plomb, Valéri sauta du quai sur la voie. En temps normal, son geste aurait provoqué la stupeur et les cris chez les autres passagers du quai mais, en ce temps amputé, les gens restèrent silencieux et regardèrent même le jeune avec un peu d'envie.

Marchant, sans aller nulle part, dans le sens opposé du train qui n'allait pas tarder, Valéri essayait de sourire. Mais il n'y arrivait pas. Il n'y arrivait plus depuis trois mois. La faute au cou d'Emilia, celui où il avait pu nicher sa tête une fois, qui était désormais, à cause d'une arme à feu, un cou d'Emilia morte. Le train arrivait vite. Ses yeux eurent à peine le temps de voir ses phares ainsi qu'un millimètre du visage débonnaire du conducteur, avant d'être frappés. Ses yeux d'abord puis son corps tout entier.

Il fut déchiré. En maints morceaux de chair, de poils, d'iris et de gencives.
Et derrière, après un nettoyage en vitesse de la voie qui dura un quart d'heure,Valéri fut oublié. *


Pavel Kouznetsov - Fontaine au bleu ouvert

* il est sûr que Valéri, par son parcours final, semble répondre à tous les critères évoqués par Seferov pour aller au paradis. Mais premièrement, le suicide est un péché mortel. Deuxièmement, le paradis n'existe pas, en Russie comme ailleurs. 

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