mardi 6 novembre 2012

Des fleurs

C'était une femme dont le sourire faisait baisser les yeux. Il inspirait l'estime à qui le regardait car on voyait, lovées dans ce rictus, toute sa joie de vivre et toute sa dignité. Au-delà de ses lèvres, cette femme avait pour elle des yeux d'un ravissant à faire pâlir les reines et une chevelure à la rousseur subtile, sorte de blond baignant au feu ou de bouquet de flammes glacées au miel. Dans sa jeunesse, elle fit tourner un nombre considérable de têtes, grâce à sa beauté certes mais également grâce à l'érotique maintien de son caractère. Elle parlait peu mais toujours bien, avec science et sagacité, avec esprit aussi quand il fallait rire. Sa politesse, qu'elle avait légendaire, allait jusqu'à faire d'un prétendant éconduit un ami ou du moins, une connaissance dénuée de rancoeur à son endroit. En se séparant d'elle, on était pas triste, on était subjugué par la chance qu'on avait eu de voir de près un être si exquis et l'on trépignait plein d'une joyeuse curiosité à l'idée de savoir qui, finalement, elle choisirait.

Ce fut Victor et c'est à vingt-trois ans qu'elle se le désigna. C'était un homme au visage très blanc, aux cheveux courts et clairs, et aux traits élégants. Fils d'un industriel frileux à l'assurée richesse, il préférait à cet univers en vert-de-gris, celui plus bleu des livres et des peintures. Peintre lui-même lors de ces pluvieuses et longues après-midi qui font la renommée du Nord et naître conjointement d'artistiques vocations, il avait un jour peint, de mémoire, l'admirable visage de cette femme qu'il rencontrait parfois au cours de soirées. Cette dernière, davantage séduite par la culture de Victor que par ses airs timides, accepta un autre jour de prendre le thé chez lui. Et ce jour-ci, tandis que Victor, tremblant à souhait, était parti chercher dans la cuisine sucres et lait, elle vit dans un coin une toile retournée. Sans faire un bruit, elle s'approcha du tableau et en le retournant fut émue comme jamais.

On avait vanté souvent sa beauté, on l'avait photographiée (en insistant sur le fait qu'en terme de photographie, son image reproduite, avait le grain de beauté), écrite, poétisée, clamée avec ardeur, ivresse ou retenue mais peinte, et d'une façon si claire, jamais de sa vie. Elle voyait parmi les appliques de peinture, aux détours des couleurs restituant à merveille le rose de ses joues et l'ivoire de son cou, une forme nouvelle, celle de son âme, enfin captée.
Quand Victor revint avec tout un plateau, de sucres, de lait et de biscuits, il perçut rapidement un changement de comportement chez son invitée. Il se dit qu'elle devait regretter d'être venue, qu'elle avait en fin de compte réalisé qu'il était laid et peu intéressant. C'était tout le contraire ! Dans ce portrait d'elle, à taille spirituelle, elle avait vu la plaine crue de son amour-propre, toutes ses qualités bien sûr mais aussi toutes ses failles. Depuis toute enfant, on avait dressé d'elle des portraits florissants, la présentant telle une Vénus réinventée, en oubliant toujours l'orgueil et la frustration endormies en-dessous. L'orgueil d'être belle en effet, la frustration de ne pouvoir être autre chose aux yeux de ce monde-là. Alors, ravie d'avoir été comprise pour la première fois, submergée par cette libération aux antipodes des contes de jeunesse, puisqu'elle jouissait de ne plus être princesse pour n'être plus qu'humaine, elle attendit à peine que Victor eut posé son plateau pour l'empoigner et l'embrasser savoureusement de sa bouche puissante.

Victor crut défaillir, les épices et les douceurs de vingt-trois années de jeûne sentimental venaient d'être libérer suite à ce baiser fou. En un instant, il eut l'impression de voyager de Florence jusqu'aux Indes, de la blanche Sibérie jusqu'aux brûlantes cités d'Afrique. En un instant, il goûta, tant à l'eau délicieuse des lys qu'aux enfers parfumés des orchidées ouvertes. En un instant, il sut que son existence devrait, éternellement, être liée à celle de cette jeune femme dont les chaudes mains maintenant glissaient sur sa poitrine et caressaient son coeur.

*

Aujourd'hui, Victor vit dans une petite maison aux volets clos. Peu sont ceux qui se souviennent de lui et pour la plupart, il n'est qu'un vieillard parmi d'autres dans ce village froid. Quelquefois, le dimanche matin, sa femme est évoquée et cette évocation soulève un rêve doux sur le front des anciens. 
Chaque année, pour elle, parce qu'il ne lui reste plus que ça, Victor descend à l'aube sur la voie ferrée. Solennellement, il y dépose  parmi les cailloux qui entourent les rails, un beau concert de fleurs. Il place ensuite une pierre à leurs bases afin qu'elles ne s'envolent puis il retourne lentement sur le quai. Lorsque deux heures plus tard, le premier train arrive, il est encore là, stoïque, et le regarde passer. Il ne sait que partiellement pourquoi elle a fait ça...A chaque fois qu'il y pense, il en a des frissons de honte et de douleur. La thèse du coup de folie ne tient pas, elle s'est arrangée pour être là à cette heure précise de la matinée où le train ne fait pas d'arrêt en gare et trace seulement. Un fou ne penserait pas aux horaires...

Caché par le souffle angoissant des wagons passant à toute vitesse, Victor songeait à ses fleurs, il espérait qu'elles ne fussent pas déjà emportées. Pour la millionième fois de sa vie, il imagina dans un second temps le corps de sa femme déchiquetée par cette même vitesse. Pour la millionième fois de sa vie, il fut pris d'une insupportable nausée. Il imaginait les pierres rougies par le sang, sa si belle peau déchirée de toutes parts et ses cheveux de feu traînés sur plusieurs mètres. Peut-être avait-elle été poussée ou était-elle tombée involontairement sur la voie...Peut-être l'aimait-elle encore quand l'orgue sourd des machines la frappa de plein fouet. Victor songeait à ses fleurs, à leurs fragilités, à la violente fragilité des lois de l'existence. Mais il songeait surtout à la beauté de ses fleurs, et à la force vive de ce baiser demeurant sur ses lèvres. Et il baissa les yeux. 

Quand les fleurs s'envolèrent, Victor n'était plus là. 


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Alice Pike Barney - Waterlily


N. B. : Nous ne valons pas plus que des bouquets de fleurs achetés au marché et aux tiges enlaidies par le mauvais plastique, 
Percuté par la toute puissance d'un train férocement lancé, nous finissons en poignées de pétales rosées,
Nous ne valons pas plus que des bouquets de fleurs achetés au marché et aux tiges enlaidies par le mauvais plastique,
A ceci près que nous laissons des veufs et des familles qui certaines fois nous aiment peu importe la mort.



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