mercredi 12 septembre 2012

D'une crépusculaire jalousie

Comme enveloppée dans la brume londonienne, se dessinait une silhouette pour lors inconnue. C'était celle de Robert P***, acteur en herbe et ancien mannequin, déjà, à seulement dix-neuf ans. Après un enchaînement de stations, du sud-ouest de Londres jusqu'à son nord, il goûtait de nouveau à l'air frais de cette matinée plutôt particulière. Il était certes habitué à l'attraction, aux petits soins et aux éloges, à l'univers de l'image et du beau célébré au mépris quelquefois de la trop peu photogénique intelligence, mais un premier jour de tournage sur une grosse production, pouvait provoquer chez tous une étrange tension.

Pas si forte que cela sans doute était la sienne, n'ayant finalement qu'un rôle parallèle, - celui du doux rival du héros principal - Robert se rassurait en pensant au fait que ça ne durerait qu'un mois. Ensuite, il retournerait bien sagement sur les planches en attendant les futures propositions, pour peu qu'elles fussent dignes d'intérêt et non plus adaptées de fictions pour enfants vendus millionnairement. En approchant du studio où il devait bientôt s'agiter devant de larges toiles vertes, Robert eut un haut-le-coeur, il pensa à ses deux soeurs et à ses deux parents et à comment il fut couvé par eux. Septième merveille du monde dans une vie où les six autres ne seraient que des ruines, il angoissait à l'idée de ne pas être à la hauteur. De cette angoisse, Robert en tira vite un motif de satisfaction car il pensa immédiatement au moyen d'utiliser l'inédit de cette émotion afin de l'incorporer, au mieux, dans son jeu. C'est une folie d'acteur, au même titre que l'écrivain qui, à l'écoute des déboires amoureux d'un ami pensera tout de suite à la meilleure façon d'adapter littérairement cet ensemble déchiré - par une nouvelle ou un poème en prose ? - les comédiens reçoivent chaque nouveauté de sensibilité comme une couleur supplémentaire à joindre à leur palette. Ce comportement n'est cependant pas sans risque, pour les tragédiens comme pour les romanciers car on a souvent vu ou l'un ou l'autre, un jour se suicider uniquement pour saisir, par intérêt purement artistique, la plus injouable et la moins descriptible de toutes les expériences. 

Robert n'en était pas là, il avait encore le temps d'être adulé et de faire des actrices, qui sont souvent belle femme comme c'est l'uniforme dans ce milieu, ses maîtresses passionnées. Aujourd'hui d'ailleurs, il allait revoir Clémence, une française dont la hauteur certaine était tout à la fois pour lui un enragement et une séduction. S'il allait lui parler, il ne le savait pas. Les plateaux de cinéma sont des lieux gigantesques où mille choses sont faites et il se peut qu'on passe toute une journée à travailler avec unetelle sans avoir l'occasion de lui adresser un seul mot en dehors du champ des objectifs. Ce que Robert savait, c'est qu'il allait attendre énormément, le métier d'acteur de cinéma étant un art de patience des plus sophistiqués. On attend plus qu'on joue, les sommes investies sont tellement immenses que la moindre seconde est précieuse et que les répétitions à rallonge ne peuvent être admises ; on attend plus qu'on joue, l'on est plongé dans une disposition nerveuse comparable à celle d'un tennisman qui, sans échauffement aucun, devrait disputer toutes les trois heures une balle de set devant un adversaire parfaitement préparé. 

Daniel, sémillant interprète du rôle principal, était son adversaire cette fois-ci, au propre comme au figuré. C'était un garçon assurément chétif mais dont la drôlesse n'avait d'égale que l'humilité majuscule dans laquelle il semblait invariablement drapé. "Ce doit être parce qu'il est dores et déjà reconnu, par ses pairs et dans les rues, ce doit être pour cela qu'il a l'air si détendu  malgré les enjeux et pièges flottant au-dessus de lui." pensait Robert, teinté d'envie, tandis qu'on le maquillait avec détachement. 

Dans le miroir de la loge, le jeune homme ne se voyait pas vraiment, il ne voyait pas ses traits, rien de ses yeux malicieux ou de sa mâchoire dure héritée sûrement du paléolithique, il ne voyait que son avenir.
De nombreux et arrivistes membres de sa profession, à l'idée de leurs avenirs dans celle-ci, rêvaient immédiatement à la possession du luxe sous toutes ses formes, hacienda ou Bentley, grands restaurants ou piscines olympiques creusées dans des jardins d'inspiration nippone. Mais Robert n'était pas du tout de ceux-là, car il n'en avait pas besoin, non pas grâce à quelque cléricale probité mais parce qu'il les avait déjà eu, et le champagne et les dorures, en naissant parmi les P***. En effet, grâce aux succès de ses deux créateurs, il avait toujours été riche et ce qu'il cherchait donc au fond de ce miroir, ce n'était pas un avenir d'argent ni même un avenir d'amour - sa jeunesse passée dans l'idiotie ayant tenté chez lui une forme de puéril rejet vis à vis de ce sentiment vif - mais bel et bien un avenir de règne. 

Robert voulait régner sur tout son entourage et sur ses connaissances, il souhaitait en secret qu'au fil des réussites les autres finissent par se prosterner lorsqu'il passerait près d'eux et il souhaitait encore davantage, agir comme Daniel, avec humilité, en leur demandant le rouge aux joues de vite se relever car : "il n'était qu'un homme après tout." Il virait extatique à la pensée de cette comédie-là, jouée chaque jour. Il s'imaginait en train de rire avec naturel à toutes les questions imbéciles qu'on viendrait lui poser, il s'imaginait en train de dire aux journalistes concupiscents en diable à son égard, qu'il était très heureux d'être là, que ce pays hideux dans lequel il se trouvait pour être interviewé avait été depuis toujours un rêve de destination pour l'enfant qu'il était. Il s'imaginait rendre visite à une poignée de garçons cancéreux émus par sa présence et par la pleine étendue de sa beauté puissante, il songeait aux anecdotes qu'il leur raconterait avant de conclure bien par quelques phrases murmurées qui devaient attester de toute sa compassion. Il s'imaginait faire la cour à une Américaine à l'écho planétaire, il se voyait très bien à son bras, en tant que son mignon, en tant qu'homme à tout faire, petit chien à sa dame afin qu'elle tue le temps et ses dévastations. Alors qu'on achevait de bien le maquiller, Robert voyait tout cela dans le fond du miroir. Et il voyait surtout, derrière lui, les furieux orgasmes qu'il aurait seul, une fois rentré, en pensant au mépris intégral qu'il éprouvait secrètement pour tous. 

Des êtres inférieurs, voilà ce qu'ils étaient selon lui, des suiveurs et des incompétents, ils mériteraient que je leur brise les jambes et que je les conspue, mais non, ce serait trop simple...Je vais les bénir et les chérir mieux que ces idoles de cire des abbayes anciennes. Je vais m'incliner éternellement devant ces fanatiques, je vais être le plus christique des hommes jamais porté sur Terre et ils vont m'adorer. Je vais être le gendre idéal, celui qu'on veut pour soi la nuit quand il fait chaud ou froid, qu'on soit étudiante à Lisbonne ou agent des postes à Helsinki. Je vais consommer l'adultère, non pas avec une femme mais avec tous les Hommes. Et lorsque dormiront à mes côtés celles et ceux qui m'aimeront mortellement, moi, je serai réveillé et j'aurais un sourire cruel et des yeux étincelants en pensant à mon crime. On est acteur ou on ne l'est pas et moi, je le suis totalement.  

Robert, une fois maquillé, s'orienta vers le coeur du plateau de tournage. Là-bas, Clémence l'attendait, elle était entourée de Daniel ainsi que du réalisateur. Le regard de la jolie française dégageait une tendresse pour sûr éblouissante, à mille lieux de celui que Robert se prêtait lorsqu'il vagabondait dans ses rêveries immondes. Daniel, lui, était de dos et paraissait comme de coutume, vêtu d'un long manteau d'humanité. Toujours s'approchant et observant la scène, Robert serrait les poings avec force agacement.

Dieu sait comment, peut-être par quelque détraquement de la rate ou du sang, mais Robert à l'instant était dévoré par une manie absolument contraire à celle de tout à l'heure. Ses ongles pénétraient peu à peu dans sa peau, sa crispation et son énervement étaient à son comble. Il voyait discuter ces jeunes gens célèbres qui tout comme lui avaient de l'ambition et il se sentait mourir. Il se demandait pourquoi son coeur avait tourné ainsi, pourquoi à dix-neuf ans la chair savoureuse de son âme avait si férocement noircie, jusqu'à ne plus devenir qu'une infâme bouillie. 

Car Robert P***, à force de comédie ou de bêtes choiements, était maintenant incapable du moindre élan de sincérité et de toute façon tendre. Il se guérissait tant bien que mal de cette paralysie en gribouillant de tyranniques projets mais cela ne suffisait pas. Robert était jaloux d'eux tous, surtout des plus malheureux et des plus imbéciles, parce qu'ils savaient souffrir ou s'embraser avec une franchise impossible à son âme et à sa blanche carcasse. Robert était jaloux, de cette jalousie qui monte au sang de ceux pour qui la vie et toutes ses évidences, des joies aux pertes, sont des choses incomprises.
Robert était jaloux, d'une crépusculaire jalousie.

Et quand Clémence ce soir-là s'endormit près de lui après un pieux baiser, s'il avait le sourire, il était à l'envers et si ses yeux brillaient, c'était sûrement de larmes. 


Gustave Doré - Caïn tuant Abel




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