Un jour d'il y a dix ans, j'ai gonflé à l'extrême mes deux joues de salive
Et j'ai craché dans un semblant de vase.
Ensuite j'y ai posé une graine noire de terre puis j'ai caché l'ensemble au fond d'une armoire encastrée, derrière des verres et des vêtements.
Dix ans plus tard, je m'en suis souvenu, à la faveur d'un ménage de printemps.
Ce qui parut fut surprenant, car un crocus dans une forme olympique brillait maintenant à l'endroit de la graine.
Du mignon bulbe mauve, impossiblement né du mélange du Temps et de l'obscurité, j'ai mis quelques semaines à m'en accoutumer. Beauté parfois effraie.
J'ai tout de même fini par m'y faire, la nommant au passage dans un de mes poèmes "ma fleur d'araison".
Un nom étrange mais naturel.
*
Quand je pense à mon cœur et au fait qu'il périra bientôt, à cause du sang et de la nourriture,
Ainsi qu'il jeta l'éponge - en épongeant plus rien ! - pour plusieurs milliards de congénères humains,
Je me dis que la vie est affreusement mal faite.
Pas que mourir soit illogique, immérité ou je ne sais quoi
Mais disons qu'au regard de certains disparus, ma survie en ces lieux me paraît plus qu'injuste.
Pourquoi moi je peux voir le soleil plonger son visage blanc à la surface des eaux
Tandis que des millions de mômes sympathiques sont les quatre-heures déjà des dermestes et des rats ?
Pourquoi Demangeot et tant d'autres errent dans l'immense arrière-salle dont la porte est coincée
Alors que j'ai loisir, si je le veux, d'aller caresser du regard les étoiles et les femmes ?
Quand je pense à mon cœur, je me dis qu'un don d'organe pour tel ou tel de ces enfants meilleurs
Aurait du sens
Vaudrait bien que je meurs.
*
Tout ça
Je ne peux le dire à personne qui ne soit pas une feuille.
Un proche me jugerait, lèverait les yeux au ciel et, bien que feignant de me comprendre, garderait sur ma pomme une sale part de crainte.
"Suicidaire" dirait-il entre ses dents, derrière ses narines.
"Suicidaire... Excentrique..." et j'aurai beau tenter - CE QU'IL NE FAUT PAS FAIRE - d'expliquer mon poème, il ne dévierait pas de sa vision inquiète.
Dévier pourtant est l'art, la raison d'être.
/ Dévier, s'insatisfaire pour mieux être surpris par un ressac neuf, avec du lilas qui vient tout droit nous gifler à la place du sel, ou alors
Avec des vagues blanches et de l'écume bleue
Sous un ciel sans ciel
Juste chaud comme le feu.
Dévier ! Mettre son pied dans la rivière de façon à ce qu'elle aille ailleurs tout à fait
Se baigner dans les clairières
Ou noyer le carré de fleurs ordinaires
Encadrant mollement un monument aux morts,
Oui, dévier la rivière pour qu'elle se jette au bas des escaliers, pour qu'elle emporte les vélos, les voitures et pourquoi pas quelques salles de spectacle...
Dévier la rivière, dévier, pour qu'elle arrive dans ces salons où l'on lit le journal
Au lieu de rire et de baiser.
Dévier...
Se tenir sur la trajectoire d'une batterie d'éclairs
Pour que, prenant soin de ne pas nous blesser (la foudre est pacifique),
Ils aillent éclabousser des arbres et des façades, laissant là, au milieu d'un parc, une torche invincible
Et là-bas en banlieue, une barre d'immeubles frappée de rouge
Telle une joue que l'on va, sans doute, dans très peu embrasser.
Dévier ! Demeurer stoïquement en face de l'avalanche histoire que la neige, peureuse elle, se contraigne à toute dégringoler sur des villages du sud, sur des terrasses corses, sur des déserts, des orangeraies aux fruits énormes.
/ Imaginez-vous cela, cette déviation, et ces chemins pour vous c'est sûr se formeront.
Ne serait-ce que par bribes, une parole par là, un regard par ci...
- Pas tout de suite le gros gâteau dans la vitrine ! -
Mais patientez encore et qui sait...
Saint-Honoré, trésors
Apparaîtront - peut-être - dans la prochaine foulée
Pour peu qu'elle-ci ait lieu en dehors du trottoir
Ou bien sur celui-ci pour donner quelques pièces de monnaie à autrui.
Dévier ! Aider le pauvre à se désappauvrir, le riche à regretter,
Le silence à sourire.
Car il le peut. Il le peut.
Il peut même chanter.
Suffit de voir votre coeur, de bien le regarder, de pas le laisser dépérir au fond d'une armoire encastrée, derrière des verres et des vêtements.
Votre coeur peut, peut-être moins que d'autres s'il fut transplanté certes, mais il peut.
Suffit de le regarder ou de le coller contre celui
Infini
Des étoiles ou de la femme aimée.
Ce qui bat là est l'heur, sans s'arrêter, déviant, défiant, et l'araison et l'harassante horreur.
Ce qui bat là est l'heur.
pour la femme étoilée
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