mardi 19 mars 2013

La main tranchée (suite de la cinquième partie)

Dans la cuisine, Valentin respira un bon coup en balayant de sa main la transpiration naissante sur son front. Il était épuisé, scruter continuellement une telle beauté en s'efforçant de conserver son calme avait sérieusement entamé ses forces. Il avait besoin d'air, de soulager son âme au coeur du vent du soir, de soigner cette âme blessée par une lutte intérieure et par celle engagée contre Esther, cette âme qui bouillonnait de carnassières envies. Après s'être levé, il ouvrit d'un geste vif la fenêtre de la cuisine. L'air de la nuit d'été entra, avec à sa suite son souffle doux et rassurant, ses murmures humains, ses éthérés klaxons. Il prit une longue gorgée de ce vin aérien, ses poumons s'éclaircirent et son front délaissa pour un peu l'angoisse de l'imminence...L'imminence de l'éminence ! Il la devinait plaquée contre ses tripes, plaquée contre ses cuisses...

Quand Esther reviendrait, ils allaient d'une façon ou d'une autre se déshabiller, rapprocher jusqu'à leur rupture leurs corps immensément tendus, et s'entre-dévorer. Cette vision le fragilisait. Oui, il n'avait jamais rien désiré à ce point, oui, il se serait volontiers arraché un bras pour goûter à cette folie mais en contrepartie, ne serait-ce qu'imaginer la scène, le submergeait de spasmes. Il entrapercevait un délire sensuel sans précédent que le vent du soir n'épongeait que très péniblement. A un moment, avec sang-froid, il envisagea sérieusement de sauter par la fenêtre histoire de mettre fin à toute cette pression. Une fois mort, il n'aurait plus à se masquer ni à subir ce folâtre incendie qui pliait ses organes comme un origami. Esther était si ignée, si intense, si terrassante...

Il referma la fenêtre d'un coup sec et, tout en attendant le retour de sa promise, entreprit dans la foulée - plein de la glaciale neutralité commune aux androïdes - de débarrasser la table et de faire la vaisselle.

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Selon une logique similaire à celle des vases communicants, en influant à son tour sur le débit d'eau chaude alors qu'il s'appliquait à sa tâche, Valentin modifia le volume d'eau et la pression expulsés par le robinet qu'Esther utilisait. Cette légère baisse de régime dans ce flux liquide qu'Esther avait fait naître pour nettoyer ses sens, eut le malheur quand elle fut remarquée de couronner son malaise. Car il est bien connue que la moindre anomalie quand on souffre d'ivresse peut vite devenir un tyran sans limite. Esther eut cette fois mal au coeur durablement, sa petite fontaine autrefois diluvienne avait pris des allures de crachin londonien et pour elle, c'était le coup de trop porté à ses instincts flippés. Alors, sans trop savoir comment, elle se retrouva extrêmement rapidement au-dessus du lavabo à vomir ses boyaux. Elle poussa des cris rauques de princesse étranglée tandis que remontaient, et la tomateuse Italie et l'alcoolique Russie de sa gorge détruite.

Sa vaisselle finie, Valentin entendit des plaintes parmi les morceaux rajeunis qui s'échinaient en boucle au sortir des enceintes. Il eut peur tout d'abord, craignant un accident puis, ayant compris la nature de tels râles sonores, il eut honte de l'avoir tant fait boire. Il lui laissa dix minutes d'intimité avant d'intervenir. Ces minutes écoulées, il éteignit la chaîne et s'approcha, hésitant, de la salle de bain.


Owon - Samin munnyeondo

mercredi 6 mars 2013

La main tranchée (cinquième partie)

Les aiguilles chevauchaient les crans sous leur cadre de verre, les sables s'égrenaient en chutant frénétiquement au fond de la bouteille, et, imperturbable, notre couple de son côté livrait silencieusement son duel aux extrêmes enjeux.

Minuit approchait, la raréfaction des moyens de transport était en marche. A cause d'elle bientôt, ils allaient devoir se rendre à l'évidence : cette nuit était pour eux. Elle n'allait pas se finir par un rapide adieu sur un quai de métro mais par un pieux baiser échangé lentement au creux des oreillers.
La tension grandissait, sa nature était sexuelle tout autant que nerveuse, les échappatoires diminuaient à vue d'oeil et déjà, Esther pressentait à la hauteur des hanches, une chaleur inconnue.

Dangereusement troublée par cette troublante prémonition, elle demanda un bref congé à Valentin afin de remettre en ordre ses esprits. Elle s'enferma dans la salle de bain et tourna à fond le robinet d'eau froide. Là, sous le bruit assourdissant de l'eau, elle fit face à un nouveau miroir qu'elle traversa pour se revoir quelques heures plus tôt.

Elle revit alors son index glisser sur sa lèvre inférieure, elle se revit fatale, fatale et désirable. Cependant, cette impression fit long feu, bousculée qu'elle était par ce type de trop forte ivresse qui nous trimbale des pics euphoriques aux fins fonds du malaise, elle se sentait complètement désemparée et son oeil, quand elle l'examinait, lui paraissait vidé de toute sa lueur. Seule devant ce miroir, elle se trouvait creuse et bêtement apprêtée, en un mot, superficielle. Elle désirait pleurer ou bien asperger son visage d'eau fraîche pour éloigner ce progressif dégoût d'elle-même mais un détail l'en empêchait.

Son maquillage, étudié et plaisant, ne pouvait être ruiné, ses efforts de parure devaient tenir le choc, Valentin l'attendait et elle ne souhaitait montrer aucun signe de faiblesse, aucune marque d'affectation. Tant bien que mal, elle essaya donc de retrouver un semblant de sourire et de naturel. Tant bien que mal, elle essaya de retrouver la lame et le poison disposés sous sa peau.


William-Adolphe Bouguereau : Biblis