- Ca veut dire "forêt verte"...
N'ignorant pas l'allemand, Stephen avait saisi dans le nom de Grünewald son sens littéral. Plus tard il apprendrait que ce nom n'était pas celui d'origine de l'artiste mais plutôt un don hasardeux, précipité, bizarre de l'un des rares historien de l'Art de cette période ayant alors fait au plus vite, et non au mieux, pour terminer son livre. Il apprendrait aussi, ensuite, à reconnaître au sein de l'œuvre du peintre hydraulicien ses qualités uniques, tant dans l'horreur que le sublime. Mais avant ces quelques découvertes, il y avait cette journée, il y avait...
Stephen - Ca veut dire "forêt verte"...
Père de Stephen - Qu'est-ce que tu dis ?
Stephen - "Grünewald"... ça veut dire...
Père - Attends, attends, je te coupe, voilà Lydia !
Lydia l'hideuse, nouvelle petite amie du père, plutôt mauvaise que bonne, apparut dans un chandail fuchsia.
Lydia - Salut les garçons !
Quand elle souriait, on ne pouvait que voir sa prémolaire gauche - la plus proche des canines - qui pour une raison biologique inconnue ressemblait à un ridicule corn flakes prémâché dont la couleur (jaune pomme au four) jurait du reste extrêmement avec la blanche ligne de crête fixée à ses mâchoires. Cette vision écœurait chaque fois Stephen et son père tout autant.
Stephen - Hello Lydia.
Père - Hello poupée ! Allez, viens, maintenant que t'es là, on va prendre les billets.
Les deux s'agglutinèrent, formant immédiatement cette entité indivisible et monstrueuse qu'on appelle le couple, créature par ailleurs encore plus effroyablement laide quand son cœur double bat grâce à une paire fraîche de divorcés, tellement heureuse à cinquante ans de ne plus avoir à marcher sur la pointe des pieds au-dessus des banquises de la Mort sans amour, tellement ravie de ne plus devoir fréquenter les marchés et les applications dans l'espoir d'une main passable pour les deux décennies prochaines, tellement contente de pouvoir encore tâter du rêve intime, qu'elle en fait profiter toute la place publique à coups de baisers baveux et d'allusions salaces toutes les cinq minutes ! Sans parler des tapes sur les fesses, des rires gras et de cette lumière allumant parfois leurs yeux, trouble lueur oscillant entre le beige de l'os et le vert de la morve, en somme, une sorte de milk-shake chromatique signalant à la fois leur destinée promise de squelette et la réminiscence d'une éventuelle époque bénie faite de tétines, de mouchoirs et de couches. Stephen, quand il voyait passer cette lueur-là entre eux, ne pouvait s'empêcher d'imaginer dans la foulée son père attifé en marmot total, avec grenouillère Mickey et joues rasées rosies pour l'occasion, boudant dans son coin en manipulant deux trois figures en mousse, au bord des larmes en constatant que le triangle ne rentre pas dans l'orifice prévu pour qu'y pénètre un cube, attendant triste qu'on vienne le sortir de sa torpeur d'enfant seul. Tout comme il ne pouvait s'empêcher d'imaginer Lydia en nourrice bientôt apparaissant, dans un chandail gris clair ou pêche, et se penchant sur lui pour le choyer avant de lui expliquer, avec cette voix criminelle que prennent les adultes pour parler aux enfants, "que le carré ne rentre pas dans le triangle. Le tri...angle... Répète, Tri...angle !".
Père - Tu viens Stephen, on commence par le retable et après, on fera le tour du reste.
Tête baissée, avec dans celle-ci des désirs d'extinction et qu'Héléna l'appelle, il suivit l'entité siamoise aux doigts noués comme à la glue.
Arrivé dans la chapelle, il vit s'ouvrir devant lui un horizon de panneaux peints devant lequel s'affairait doctement une quantité de vieillards plutôt bien mis et paraissant connaître, à leurs postures professorales, le pourquoi du comment justifiant un voyage vers la ville autrement très affreuse de Colmar.
Stephen aurait aimé également savoir et jouir pareillement de la visite mais sa rancœur, plus que renforcée par une adolescence grêlant sévèrement son visage, stoppait net toute curiosité potentielle à l'égard des fresques présentées. Il ne voyait là qu'un décor religieux ordinaire, avec son Christ sur sa croix, avec sa Marie-Madeleine dévastée d'un tel sort à bout d'âme, avec son ciel de nuit noire ici présent pour facile émouvoir. Tout juste fut-il séduit par l'absurde choix de placer là, au bas de ce panneau, un tout jeune mouton portant entre ses pattes une croix fine, comme un dandy le ferait d'une canne. Mais, en dehors de ce détail qui le fit légèrement sourire, l'ensemble lui inspirait là encore du dégoût, tant cultes et religions rimaient alors dans son esprit avec le pire produit de notre race humaine.
Ce dégoût s'exprimait d'ailleurs si franchement qu'il ne put réprimer son envie habituelle lorsque traîné dans ce genre d'endroits, à savoir qu'il voulait, d'un coup ou de plusieurs, renverser les peintures, les piétiner, les fendre, les réduire en des morceaux d'objets enfin désacralisés avant de brûler le tout et de partir en riant à pleine gorge. Pour réaliser un tel dessein, il suffirait à vrai dire que d'une chose : du courage et un moyen de propager les flammes.
Il demeura cependant immobile, se contentant de mettre en œuvre son plan dans l'espace protégé de son crâne, que nul ne pouvait surveiller et où rien ni personne ne pourrait a posteriori le punir.
PèreLydia - Qu'est-ce tu fais planté là, tu viens Stephen ?
Stephen - J'arrive...
Une fois revenus de Colmar, les trois (car son père et Lydia défusionnaient dès lors qu'aucun œil extérieur ne pouvait les envier) commandèrent une poutine qu'un vingtenaire apporta en risquant sa vie au milieu du trafic. Et Stephen, après dîner, monta dans sa chambre faire des recherches à propos de Grünewald et de son retable. C'est là qu'il apprit pour son nom, tandis que sur son bras luisait une blessure récente. Les traces d'un rasoir, version politiquement correcte d'un retable mis en pièces et d'une chapelle prise dans les flammes.
Héléna n'avait toujours pas envoyé de message.
Lui, si. Mais qui saurait le voir ?
Matthias Nithart/Gothart dit Grünewald - Retable d'Issenheim, panneau gauche ouvert, Annonciation |
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