Après réflexion, il semblerait acquis que le passé soit devenu pour moi le temps préférentiel.
Le présent, le futur, l'éventuel, lac de Côme portatif toujours à ma poitrine alors que des rues nouvelles s'ouvragaient sous mes yeux et que je décidai, au hasard de l'une d'elles, la pause pour l'écriture, allant jusqu'à passer des heures dans une Fnac madrilène pour composer des vers que j'estimais promis à la postérité, allant jusqu'à me couvrir d'engelures, faute de terrasse chauffée, sur la chaise métallique d'un parc new-yorkais ou sur le mauvais banc d'une place nancéenne... Ce lac et tous ces longs poèmes sont, maintenant que j'y repense, rien que des rêves secs.
Un jour un de mes textes avait conquis une certaine Agathe qui, parce que séduite, m'invita à la voir. Mais je ne l'ai jamais vue au final, la faute à nos emplois du temps. Qui sait quel sud nous aurions pu détricoter ensemble ? écartant de nos mains les montagnes pour que la mer vienne plus vite à nous. Qui sait si aujourd'hui, au lieu de ce terrain vague, où certes j'aime mais sans avoir d'énergie pour quoi que ce soit d'autre, ne brillerait pas une colline sur laquelle heureusement j'écrirai des histoires ?
Combien d'occasions similaires furent à portée de main ? Combien en repoussais-je, par paresse ou peur du chagrin ?
Un de mes bons amis a donné de son sang, il y a longtemps, pour que naisse des machines possédées par son père, mon recueil de nouvelles. Qui sait si, aidée d'une meilleure lettre, celui-ci aurait pu tranquillement trancher mon foutu nœud gordien... maudite ficelle épaisse que je me traîne depuis mes dix-sept ans et qui, malgré un investissement temporel tout à fait sans pareil, ne s'est déliée au mieux que d'un demi-centimètre ou bien s'est, au pire, avec ma maladresse quant à l'accomplissement du moindre geste simple, fort resserrée je crains.
Ah ces romans, ces peaux d'ours vendues été après été... ah mes parents, fiers par avance des effets sur leurs vies de ma publication. Ils se voyaient déjà parader au café et pérorer au bureau de tabac, vantant partout les mérites de mon œuvre, laquelle logiquement, était un peu la leur. Ces petits fils de papier n'ont jamais vu le jour et mes parents n'ont jamais pu frimer auprès des habitués. Pourtant, ils ne m'en veulent pas.
Est-ce parce qu'ils croient à ma réussite tardive ou parce que leur croyance était fausse du début ? J'imagine que seule leur mort, prochaine, bientôt me répondra.
Je ne veux pas vivre dans un monde où, après avoir été bien malades, ils casseront leurs cannes et seront enterrés. Je ne veux pas de ça sans leur avoir offert leur idiote fierté, sans qu'une bibliothèque ne propose au quidam un bouquin de mon fait. Je ne le veux pas notamment car je vois très bien mes frères me demander à moi, le benjamin lettré, de déclamer le discours d'usage, l'allocution finale. Et je me refuse absolument à la faire en ayant tout raté, en étant de ces âmes peuplant les cours d'école et les cœurs de maîtresse, parce qu'à cet âge on est pour beaucoup étincelles et que ces dames ne peuvent pas s'empêcher d'espérer voir plus tard surgir de là des flammes.
Comme tant d'entre nous, je ne fus pas une flamme.
Mais si certains s'en accommodent et vont chercher ailleurs le bonheur du foyer, moi...
Après réflexion, il semblerait acquis que je parle au passé.
(bien que... à y voir de plus près, tandis que sur mes joues coulent des habitudes, il y ait derrière mes yeux et sous la carte de mon torse, un bout de lac encore...
Un bout de lac non pas sec mais gelé, gardé par une barrière de mots cristallisés, par un barrage d'encre formé dans les Fnacs madrilènes autant que dans les parcs américains frisquets...
Il suffirait d'un rien, de silex frottés, pour que ce lac s'anime d'une nouvelle vie
Et qu'il coule et qu'il jouisse, qu'il enfouisse l'ennui. Il suffirait d'un rien vraiment, pour que je sois
Et me remette enfin à parler du printemps
A temps plein
Tout en joie.
Il suffirait...
Il suffit ! Je serai dès demain... non dès tout de suite aujourd'hui, je serai et je suis.
Ce ne sont pas des milliers d'échecs successifs qui doivent me réduire à l'état dépressif au sein duquel je me complais, passif, lucide et donc très loin du compte.
L'illusion est mon chemin unique et le seul connu depuis que j'ai pris la plume et que je communique. L'illusion ! La vision par-dessus les immeubles et les villes, dépassant toute création humaine pour se jeter entièrement dans le ciel et dans tout ce qu'il cache de nuit fondamentale.
Oui, j'ai échoué, manqué souvent mon tir, et déçu plus d'une fois quiconque ayant misé sur mon doux devenir
Mais je m'en contrefiche
Car je suis là pour plonger, en déchirant l'atmosphère de mes doigts finalement très agiles, dans les profondeurs théoriques. Là pour voir les astres tels qu'ils sont. Là pour nager parmi les songes et là pour y cueillir cette météorite qui fit grand bruit jadis à la Miskatonic. Là pour flotter au beau milieu du vide, seul et tranquille, tranquille et seul,
Tandis qu'enfin j'écris
Et qu'un peu moins je meurs.)
Zdzisław Beksiński - Sans titre |
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