Des créatures terrestres aux visages à demi-défoncés, comme si des ados armés de feutres, au lieu de dessiner sur eux des boucles imitant l'apparence d'une verge, s'étaient appliqués à creuser, martyriser leur chair, avant, forfait fini, de rassembler vite fait bien fait les pièces du puzzle.
Tout le monde connaît l'histoire du tueur à la petite cuillère, et comme elle est longue et laborieuse, alors imaginez le tueur au stylo-feutre ! C'était néanmoins l'impression que me faisaient ces gens, d'avoir été victime d'une torture infinie, comme celle d'essuyer un éclat d'obus emportant la mâchoire puis de travailler trente ans avec les meilleurs chirurgiens afin de la refaçonner pour finir par la reperdre en plein Paris à cause d'une balle allemande. De loin pourtant, on ne remarquait rien, à part peut-être que la joue droite était un poil plus gonflée que la gauche.
Mais en se rapprochant assez près, disons au point de pouvoir apprécier la couleur de leurs yeux, il était impossible de ne pas deviner les cicatrices, les traces obscures de broches ou d'agrafes, et ces morceaux d'épaule déplacés au niveau du menton, quasi parfaite illusion de menton mais faisant malgré tout un tout petit épaule. Ce qui choquait cependant davantage n'était pas d'ordre graphique. Non, c'était plutôt une enfouissure, "un secret mystérieux" pour citer La Palice. Non c'était de voir, sous l'habile macramé fait à partir du tissu exfolié soigneusement regreffé, comme une sorte de cumulus, d'orage-même, de battement de cœur caché, qui vous marquait le regard jusqu'à fascination. Comme si quelqu'un d'autre vivait sous la première couche de chair présentée.
Quel diable logeait là ? A l'abri dans la cloche de ces peaux malheureuses déjà maudites une fois.
La physiognomonie et son dérivé proche qu'est la phrénologie firent énormément de mal avant qu'Hegel et, plus globalement, l'expérience de la vérité nous remontant des camps, ne destituent heureusement es théories Lavater, le jetant aux oubliettes malgré l'accrobranche féroce de successeurs miteux (Louis Corman le premier, des palanquées de russophones ensuite). Alors croyez-moi si je vous dis que mon désir le plus éloigné serait d'emboîter le pas à ces simplets à blouses blanches ayant cru bon de croire - et cela pendant si longtemps ! - dans la définition du faciès, celle potentielle de l'âme ou tout du moins une idée quant aux intentions et/où quant à l'état de la santé mentale.
Néanmoins, il m'était difficile en face de ces créatures terrestres aux visages à demi-défoncés de ne pas ressentir, ne serait-ce qu'instinctivement, un micron d'adhésion en faveur de ces réflexions d'un autre âge. Car, pour y revenir, leurs fronts, leurs joues, leurs tempes, à ces gens-là bouillaient littéralement ou semblaient servir d'hôtes à une espèce de poisson fort vivace. Cela bougeait sous eux, sous l'os et au hasard. et dès lors, comme dit ci-dessus, il devint difficile pou moi de ne pas imaginer quelque lien tacite entre ce cumulus, cette grenouille, cette carpe koï, circulant librement dans leurs traits, et le possesseur - fut-il anciennement supplicié - de la gueule en question.
Mais puis d'ailleurs d'où venaient-ils ces gens ? De quelles terres ou bateaux ? Je veux bien qu'on m'explique quel type d'autorités autorisèrent à débarquer ces faces de cauchemar...
*
L'explication ne viendra jamais. Autre chose à foutre. L'est pas dit de toute façon que vous la méritasses. C'est que j'ai vu moi, en guise d'archipels sidéraux, de ces soleils couchants sur la peau d'une femme et de ces femmes couchants sur la peau du soleil (elles y ont brûlé mais c'était beau comme d'apprendre à lire) et qu'il m'apparaît nettement plus utile à la pérennité de les narrer ces astres plutôt qu'une énième histoire vague. Alors je commence.
J'avais peu d'espoir ce soir-là, à quelques heures du début de cette nuit me conduisant dans un rêve éveillé. Je sortais il est vrai de nombreuses casquettes et d'un gros grand amour m'ayant mis à plat ventre. Mais quand même, ça n'excusait pas tout. Normalement l'espoir doit affluer toujours parce qu'enfin, c'est lui qui...Enfin sans lui nous ne sommes rien que des éviers bouchés dans lesquels on tente en vain de verser de la soude. Certes j'avais souffert mais l'espoir justement est bien cette substance qui perle au-dessus des gouttes de sang, qui les rendent lumineuses avant qu'elles ne noircissent. Sauf que l'espoir moi niet en ce temps-là. La faute à trop de rencontres avec cet enculé qui parle à l'intérieur. Avant, j'arrivais à le fuir, à lui glisser de temps en temps entre les pattes. Mais à cette époque-là, c'était tête-à-tête sur tête-à-tête avec cet enculé. Il me lâchait pas d'une semelle, et il parlait, parlait, parlait sans cesse. Et le problème, c'est qu'il parlait comme un père. Enfin, comme certains pères quand ils croient qu'ils n'aiment pas leur môme juste parce qu'ils n'aiment pas leur femme ou leur vie de l'instant, parce qu'en vrai, ça s'aime toujours un môme. Ou en tous cas ça devrait. Et donc l'enculé me parlait pareil à ces pères-là : "T'arriveras jamais à rien !" ; "T'es vraiment la pire des inventions." ; "Je parie que même les clochards ont de la peine pour toi." ; "Poule mouillée sans valeurs, comment peux-tu quérir encore les embrassades ?" * (c'était le printemps surtout qu'il me parlait comme ça avec un tel lyrisme). De quoi regretter de pas être né morceau de bois ou lézard ! D'autant que c'était tous les jours et les heures : je me baignais dans ses gueulantes, reniflais dans ses sermons, bandouillais dans sa haine. Quand je me faisais des pâtes, l'enculé arrivait à enrouler Dieu sait comment les tagliatelles dans mon assiette de telle sorte que j'y lise "Petite Merde". Il en était à ce niveau de compétence et à ce degré d'abnégation quand ce soir-là, à quelques heures du début de cette nuit me conduisant dans un rêve éveillé, je pris le métro comme en rasant les murs.
La suite c'était un bar et l'apparition d'une femme plus grande que moi qui, parce que ce monde est bien fait quelquefois, ne savait rien du tout de mon enculé intérieur. Et mieux encore, elle n'en sut rien jusqu'au bout alors que généralement après une heure à faire des allers-retours dans mes yeux on le croise forcément. C'est une affaire de lueur, un peu comme pour celle du sang et de l'espoir. On devine une extinction signalant ma tristesse et depuis cette tristesse, la présence permanente de l'enculé hâbleur. Ou tout du moins on capte qu'un truc cloche sérieusement et que là où certains se tapent des coups de blues, chez moi, ça tiendrait plus du passage à tabac. KO par le malheur. Et bon, il y a des natures médecines, des essences abbesses, mais d'une peu me chaut que d'être un chat plus plus ou le sujet des ragots homéliques, de deux, c'est pas ici la norme. Ici, Paris, vingt-et-unième siècles, on se bouffe entre nous pour une omelette ratée (je le sais, je l'ai vécu !) alors...
Heureusement cette femme était plus grande et c'est sans doute, justement, à cause de sa hauteur, que son regard n'a pas pu pertinemment me voir. Sur ce malentendu, aidé aussi peut-être par la bière, nous nous sommes embrassés (et j'ai senti à ce moment-là mon enculé intérieur se renfrogner d'abord et puis se mettre en boule, fini et piétiné comme un hérisson mort). L'haleine de cette femme plus grande avait le goût mélangé de la bière et de la cigarette, soit, en temps normal, une décoction d'égout, un arôme de cimetière. Là c'était paradis. C'était aussi bon qu'un long café liégeois ou qu'une tarte au citron quand la crème est épaisse et le citron pas trop citron. C'était soleil couchant son corps dans mon palais, et moi, évidemment aussi que j'y brûlais !
Je n'en croyais pas mes yeux qu'un tel soleil abonde en une heure si tardive, d'autant que si je me souviens bien, aux saveurs de la fumée et de la céréale s'était jointe celle plus fraîche de la menthe. Oui, si je me souviens bien, cette plus grande femme devait fumer des mentholées. Et si je me souviens encore mieux, le tout avait un peu le goût de mon premier baiser, quand au lycée (si tard !) Anaïs m'avait donné à boire sa bouche après avoir mâché longuement un chewing-gum Hollywood. Ce n'était pas si mal ce baiser malgré les circonstances un peu forcées (ma cousine, amie d'Anaïs et me sachant en peine, avait arrangé l'affaire). Madeleine de paradis donc que cette nouvelle galoche inespérée. Madeleine bientôt devenue le paquet tout entier !
Le mieux dans les paradis, c'est quand ils continuent... et ce soir-là, cette nuit, d'une richesse imprévue, c'est peu dire qu'Edens continuèrent... En deux temps trois mouvements j'arrivai dans la chambre de Diane, juste de quoi traverser une rue et demi, devisant platitudes. Juste de quoi longer un parc vide de tous ses occupants. Et nous voilà dans sa ruelle, calme impasse italienne. Elle n'avait pas beaucoup d'argent mais du goût c'est certain en matière d'adresse. Pour ce qui était de la chambre, elle était réduite mais bon, vu qu'on ce comptait y faire, à peine cinq mètres auraient suffit.
Après quoi nous le fîmes et ce différemment d'avec mes maigres habitudes, en cela qu'avec Diane, je n'eus aucun contrôle sur les opérations. J'étais, je fus sa chose, happé, râpé, frappé, bousculé sur les murs de sa gorge et contre les délicieuses ventouses de son sexe. Elle m'aspira rude, me roua de tendresse, comme affamée, comme se vengeant sur moi, via moi, de mille nuits solitaires. Un tel traitement m'effraya tout d'abord et puis... tant ébahi déjà par sa beauté que par les fracas mentholées de ses lèvres, j'ai fini par m'y mettre, par y être avec elle, quitte à sortir de cette étreinte comme sortent les corps, morts et suppliciés, d'une Vierge de Fer. Griffures, suçons (nous y reviendrons), étranglements et claques, tout y passa merveilleusement. Et dire que quelques heures plus tôt, nous bavassions sur Rilke ! Et dire qu'encore quelques heures plus tôt, je songeais à l'achat d'un nouveau shampoing maigre tout en me détestant ! Maintenant une main inconnue serrait ma pomme d'Adam tout en déboîtant son bassin à un rythme soutenu, maintenant, assise sur moi, elle dansait brusquement et ma queue, elle d'habitude si prude, presque engin d'abbaye, avait l'impression de goûter au galop d'un Centaure. Labouré petit homme, je me sentais ridicule mais heureux alors qu'auparavant, avec toutes les autres, aux moments les plus beaux, c'était l'inverse qui signait mon cerveau, je me sentais heureux mais ridicule.
Ridicule mais heureux m'étant préférable, cette expérience avec Diane, la grande femme, me fit découvrir une appétence pour la soumission, ou plutôt pour le fait d'être dominé légèrement, mouchoir au gré du vent. Après cette nuit extrême, du moins pour moi, j'eus le désir de remettre ça.
Voire, voire, voire, de lui écrire des joliesses. C'est qu'au-delà du sexe, et au-delà de la violence, il est qu'elle me supplantait intellectuellement aussi. Fait rare et magnifique. Alors famine vint vite, alors lui écrire, alors, alors, alors, construire. Oui, rapidement, d'un seul coup, j'eus l'envie, d'un simple crépuscule partagé plaisamment, de bâtir des pont-levis, des tours, des citadelles, des villes, rien que pour nous.
Diane fut peu séduite.
On se "quitta" au bout du deuxième rendez-vous, le temps pour moi d'avoir retenu le nom des plantes animant le balcon de sa petite chambre, on les appelait des succulentes.
Sur quoi, outre un autre épisode que je raconterai, l'enculé intérieur sortit de son coma juste une semaine après le refus, poli, de la grande femme. Je le vis apparaître tandis que je lisais, en ceci qu'un paragraphe entier disparut de mon livre. J'étais distrait. Je pris le parti de le relire du début, lentement, avec application, d'un mot à l'autre sans me presser. Mais dès la deuxième phrase, le reste du paragraphe allait s'évanouissant. Je pensais à autre chose.
Mais à quoi ?
"A moi !" dit l'enculé intérieur armé de son plus beau sourire et dansant des claquettes sur la page.
Sa punition fut lourde !
*
L'autre épisode eut lieu dans la foulée directe de ma nuit barbare avec Diane. Directe c'est-à-dire que je sortis de chez elle à midi douze et qu'à midi treize, j'étais déjà en route vers une autre ! J'étais pervers sans doute. Toujours est-il que je dus sprinter quasiment pour arriver à l'heure à la gare de Lyon, là où l'autre devait surgir, revenue de Marseille et de chez un ami. J'avais le corps vide et parfumé encore des effluves de la veille, j'avais des yeux que je m'imaginais d'un charme extraordinaire, mi-pupilles dilatées de fatigue, mi-frappés par la découverte (je veux qu'on me domine !). Passant comme un flocon dans les couloirs des différentes stations, je me pensais remarquable au point que les femmes devaient, c'est sûr, se retourner sur mon passage. Je me pensais Jean-Baptiste Grenouille laqué de sa lotion macabre, cadre sortant de chez son coiffeur favori, jeune femme avec dos-nu et une paire de tennis. Je me pensais irrésistible, Narcisse mais en mieux, comme s'il avait bu tout l'eau de son mirage histoire encore d'orgueil se remplir. Je me pensais Miracle et c'est miraculeusement que je trouvais Patience, en train de feuilleter, un Nothomb (le huitième dans l'année) à la Fnac. Je n'avais que cinq minutes de retard.
Certes, par le passé, j'avais attendu des trains et des avions pour elle avec une heure d'avance afin de lui assurer l'ampleur de mon amour et de mon engagement. Mais, c'est le passé et cinq minutes de retard, c'est pas non plus de quoi décemment m'en vouloir. De fait, elle ne m'en voulut pas et parut même ravie de me revoir.
Elle avait dans sa tête des images de soirées marseillaises (potentiellement torrides, probablement fort calmes).
Moi j'avais dans ma tête les baisers coups de poing américain de Diane.
Sachant cette dichotomie et qu'en aucun cas, Patience pouvait savoir, je prenais un pied vicieux considérable.
Attention, je ne suis pas un monstre ! Patience n'était plus ma copine depuis presque six mois. Et Diane la première femme depuis notre séparation. Enfin la deuxième, mais faut-il faire mention de cette obscure branlette ? On peut, c'était bien après tout, et la main fut très douce...
J'étais donc plutôt un coquin qu'un monstre. Un connard OK mais pas un monstre. De toutes façons, les monstres s'en tirent tout le temps alors que pour moi, dans ce cas-ci, la délectation fut courte et la fuite impossible. Car alors que je me pourléchais les babines de mon crime légal - celui d'aller retrouver courtoisement mon ex à la gare avec encore sur moi l'éclat d'une autre femme - Patience me dit : "C'est quoi ça ?" désignant mon écharpe.
Je lui dis que c'était mon écharpe...
Sur quoi, elle approcha son doigt (son si superbe doigt ! Perfection de douceur et fuselage !) du vêtement susnommé et toucha une part dévoilée de mon cou. Ce contact en réveilla mille autres d'avec elle. Mais aussi et plus malheureusement, un petit murmure de chaleur. Comme quand on touche une plaie minuscule, c'était la même réaction vaguement brûlante, le même picotement brut.
"C'est un suçon ?" me demanda Patience avec des yeux plus stupéfaits qu'en colère.
C'était ça ! Diane m'avait vampirisé quelque part dans la nuit et laissé sur moi sa marque. Marque que Patience voyait et qui détruisait d'un coup l'empire de fidélité préalablement érigé par nos soins. Oui, oui, il n'y avait pas d'infidélité dans les faits mais vous me comprenez.
"C'est marrant, t'as toujours prétendu que tu serais le plus "sobre" de nous deux après notre rupture, et c'est toi pourtant qui y regoûtes le premier... C'est marrant." quand Patience parlait avec refrain, ça voulait dire souvent qu'elle aurait volontiers écharpé son interlocuteur si les lois en vigueur avaient été plus tendres.
L'heure qui suivit fut un festival d'obséquiosité de ma part, une marche triomphante pour elle (après, signalons que Patience marchait toujours triomphalement quel que soit le trottoir ou l'enjeu).
Je tirais des cordages dans tous les sens pour ne pas avouer que placer ce rendez-vous avec Diane le veille de son retour à elle était une manigance conçue pour qu'elle puisse éventuellement souffrir. Je sous-estimais la qualité du rapport sexuel éprouvé récemment pour ne pas la blesser, pour ménager son piédestal, pour manager son âme. En somme, je manipulais d'énormes poulies de politesse afin de ne pas dire :
C'était bon de le faire sans toi même si ça m'a déchiré. C'était bon de se dire que peut-être un jour je t'oublierai.
Je l'ai raccompagné jusque devant chez elle, non loin du bois de Vincennes. En bon soumis doublement, à Diane et à Patience.
De nouveau seul, je touchais à nouveau le suçon.
Il brûlait toujours
et cette sensation valait tout l'or du monde.
*
Leonora Carrington - Arcane n°15 : Le Diable |
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