"Papa, t'as vu le but qu'a marqué Denilson hier ?"
Frédéric me tendit sa montre au-dessus de laquelle bougeait gracieusement une dizaine de bonshommes plongés dans un brouillard vert. A la base de la montre clignotait un signal bleu que mes lunettes traduisirent, avec un peu de latence par rapport aux modèles actuels, et qui ouvrit un onglet sur ma propre montre m'invitant à transférer l'image. Je refusais la transaction.
"Non, Frédéric, je regarde plus de foot depuis un certain temps tu sais. Je commençais même à m'en désintéresser avant l'accident de Londres alors..."
Je n'en voulais cependant pas à mon fils de ne pas avoir suivi. Nous nous voyons rarement et le sujet de mon rapport au sport n'avait rien de crucial. En revanche, le fait que l'épisode londonien n'ait pas du tout entaché sa passion m'inquiétait quelque peu. Je le pensais plus sensible.
"Je vois ! Après, c'est sûr que ce qui s'est passé à Londres est terrible mais bon la fédération a dédommagé une grande partie des familles ainsi que certains spectateurs s'étant plaints a posteriori. Ils ont fait de leur mieux et puis il y a certaines équipes qui ont observé une minute de silence toute la semaine qui suivit."
Je faisais partie des spectateurs ayant assisté en direct au spectacle. Sur une action anodine aux abords du point de corner, un ballon avait rebondi à pleine puissance sur la jambe d'un des joueurs avant d'aller s'écraser sur le plexiglas des tribunes. Après quoi, la structure s'était légèrement soulevée, laissant apparaître un point noir sous le panneau publicitaire pourtant solidement fixé devant les sièges où, par le passé, du public en chair et en os exultait chaque week-end. Chair et os, c'est précisément ce que ce point noir révéla une fois analysé en profondeur par un droit-de-l'hommiste spécialisé dans ces problématiques.
Il s'agissait d'une tête, d'une tête de cadavre exactement, celle d'un père de famille qui comme tant d'autres s'était réfugié dans un stade faute de logement. Rapidement, l'affaire prit de l'ampleur et il fut mis à jour qu'un demi-millier de personnes mourait de faim à ciel ouvert derrière ce plexiglas épais où l'on projetait sans arrêt tout un tas de logos. Tous, des présidents de franchise aux joueurs en passant par les fans retranchés chez eux se doutaient bien que de tels drames se jouaient - après tout, ils en pressentaient des similaires émanant d'anciennes stations de métro quand les souffleries dysfonctionnaient et que montait d'un coup une odeur surhumaine - mais c'était la première fois qu'une preuve aussi flagrante était diffusée de la sorte. Il y eut enquête et le lendemain, une partie des matchs prévus ne furent pas joués. Mais, sous la pression des enjeux économiques, dès le surlendemain, le stade fut vidée en catimini et le tournoi reprit son cours normal.
Denilson venait de marquer d'une reprise acrobatique et célébrait à présent son geste en pointant ses deux index en direction du ciel.
"Quel joueur quand même !" reprit Frédéric dont la montre diffusait désormais un chant de Noël entrecoupé du slogan d'une de ses marques favorites. I'll be home for Christmas
You can plan on mePlease have snow and mistletoe
And presents on the tree... sponsorisé par les Biscuits "Riviera".
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