dimanche 10 mai 2020

Rien à faire

Le soir avait tout bu de la ville où j'étais, noircissant jusqu'aux eaux les plus rances et anciennes irriguant la vieille pierre de relents de cachot. Personne du pouvoir ne savait sa provenance, à peine les députés étaient-ils au courant qu'une ombre potentielle patientait aux frontières. Cependant, ils la jugeaient lointaine et pas assez formée pour casser la barrière. Minimisant son importance, ils nous encouragèrent dans la continuation de travaux secondaires, construction des moteurs pour bateaux de croisière. Ces chaloupes à pont double étaient attendues toutes en même temps que l'été, quand les vacances viendraient pour ceux qui s'en achètent. Certains, en ce qui nous concernait, de ne pas gagner assez pour goûter aux couchettes de ces vaisseaux racés (c'est-à-dire conçus pour qu'une seule race y siège), on tentait néanmoins d'espérer le contraire, quand bien même juillet serait encore l'hiver. Alors d'efforts, comme au collège, on redoublait, terminant des semaines avec le corps en fièvre et l'âme dépareillée. Nous n'étions plus nous-mêmes, enveloppes lacérées par l'assaut de la chaîne et signant d'un crachat, la rousseur du cachet où tremblait notre paye. Usés, utilisés, tandis qu'à quelques pas, le spectre mortifère s'apprêtait à surgir de derrière son bois.

Pour ce qui était des rois, il le voyait déjà du haut de leurs tourelles, ce paria gigantesque tracé dans l'encre tiède, colosse crépusculaire à face de corneille bientôt ouvrant son bec sur toutes nos artères. C'est pourquoi ces régents urgemment prétextèrent avoir affaire ailleurs et s'exilèrent au sein des nacelles érigées par nos soins en direction des mers, des lueurs inoxydées de l'océan voisin. Nous, bêtement, nous restèrent, nourriture pour cet aigle aux ailes trempées du vin s'échappant de nos pères, de nos mères, de nos charmants bambins. Il ne mit pas longtemps à pleinement nous soumettre, soumis que nous étions, premièrement déjà, à la promesse de lendemains meilleurs où bonheur serait là, accessible, factuel, possible pour nos bras.

Maintenant que nos chairs n'ont même plus d'épaules et que c'est sur le ventre que s'avancent nos foules, de l'usine à la fosse que l'oiseau tient sous serre comme un gâteau sous cloche, on comprend que ce rêve était un lien fantoche, effiloché bouquet d'une soie mensongère cachant en vérité du barbelé féroce, de la ronce policière, une prison, piège moche. Pourtant nous continuons, quitte à relier ensemble les dépouilles de nos proches, à souder caravelles grâce à elles et au fond de nos poches.

Peut-être quelques-uns s'en iront pour de bon du côté du grand air, peut-être même qu'ils verront le délicieux ponton de la cité princière.

Où on les abattra, parce qu'il n'y a rien à faire.


Alfred Kubin - Vers l'inconnu

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