samedi 9 septembre 2017

Ludmila

Encore prendre un train, de banlieue cette fois, pour me rendre sur l'accidenté terrain de mes souvenirs d'enfance. Précisément dans cette chambre où j'ai grossi plutôt que de grandir et où mes tendres goûts pour l'exploration se sont paralysés. Avant, mes jambes se frottaient au coton blanc d'étés quêtant, le long de berges éclairées d'oiseaux et de péniches mais maintenant j'y vais comme en hiver, les chaussettes trempées et sans être capable de battre un kilomètre.
Quant aux oiseaux, ils se sont tous figés au-dedans de cristaux les ayant saisi de l'extérieur ; là où la paille taxidermique par exemple, farce méticuleuse très fréquemment présente en cette région de France, les pique plutôt de l'intérieur puis les dispose, en trophées confusant le mort et l'existant, sur des buffets ou sur des murs. S'agissant des péniches, elles ont été vaincues par les crues successives, et d'épaves sont devenues des fragments de cimetières où s'accrochent autour d'elles l'algue poisseuse, en tenue de mariée, de noyées formidables. C'est depuis ces eaux-là, gelées extrêmement, que je fais la visite de l'une de mes grands-mères, la bien nommée Ludmila puisqu'elle fut pour moi -alors pièce de viande en couches à la voix, toujours, consternée par les glaires - un peuple bienveillant.
Je m'en souviens peu de Ludmila mais suffisamment bien pour savoir qu'elle m'aimait. C'est sûrement la meilleure façon, d'ailleurs, de se rappeler de quelqu'un...comme de l'empreinte d'un poème lu il y a dix ans de cela dont une rime unique par sursauts nous revient. Ma grand-mère c'était ça...une rime exemplaire...et non cet épais tomes de mots et d'expressions que sont généralement les autres pour notre quotidien.
Ainsi, par sa disparition...somme toute légendaire puisque ressentie sans être en mesure de ressentir vraiment...Ludmila m'apparaît beaucoup plus doucement que nombre de parents décédés depuis lors. Comme je n'ai d'elle que deux souvenirs : son amour et sa mort, soit les deux vocations qui font qu'autour du monde on monte dans des trains et puis qu'on en descend, vêtu de noir, vêtu de blanc, mais jamais nu des siens.


Serge Poliakoff - Composition Verte

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