Jindrich n'avait rien sur lui que ses mains vides et blanches
...
"Dieu ? J'ai cessé de croire en lui le jour où il m'est apparu...J'avais alors onze ans et comme beaucoup d'enfants, juifs, pauvres ou dont le nom sonnait bizarrement, j'avais dû prendre un train sans désir de vacances. Je ne me souviens absolument pas de l'allure de ce train ni de la tête que faisaient les hommes et femmes couchés autour de moi, je n'ai plus aucune image de ce voyage, en revanche, rien qu'avec les odeurs, je pourrais cartographier au centimètre près chaque compartiment et chaque passager. Idem chaque champ ou chaque cadavre qui y fut jeté. Je vous jure que l'odeur du sang, de la merde, de la salive et de l'urine mélangés vous marque plus puissamment que toutes les visions de fillette qu'on égorge. J'en ai la chair de poule rien que de penser à une once du parfum que j'évoque actuellement. Toujours est-il que ce qui serait une fin dans les vies les plus malchanceuses du monde, était un début pour nous et que nous arrivâmes, au bout peut-être d'une semaine, dans le camp de travail de Sviridov.
Sviridov est un nom qui ne dit sûrement rien à tout les historiens car ils s'intéressent finalement assez peu au nom des cimetières. Là-bas, sous un froid tranchant que les russes avaient volé aux ukrainiens, nous mourrions à la chaîne et les tours aveugles que nous construisions rivalisaient d'hauteur avec les piles formées par nos corps sans vie. Là-bas, je devais travailler comme un homme sous peine d'être privé de toute espèce de nourriture et d'être réduit au tapinage auprès soit de mes "camarades", soit des gardiens, pour espérer l'ombre d'une miette de pain et d'une louche de soupe. Le problème, quand on a onze ans et qu'on est du jour au lendemain soumis à la façon des bêtes, c'est qu'on ose pas se dire que toute révolte est inutile. Nous n'avons pas la sagesse d'esprit d'attendre, similairement aux moines, que la mouche change d'âne ou disons de dépouille, nous permettant ainsi d'être enfin libéré.
Non, quand on a onze ans, on a vraiment du mal avec l'idée de résignation, avec le concept-même de patience qui consisterait à se dire que, si jamais on se comporte parfaitement comme ils veulent, il se pourrait bien qu'un jour ils nous relâchent. Alors, quand on est un enfant dans les camps, comme il paraît impossible que la mort frappe aussi tôt, ou du moins pas pour nous, et bien on fait comme tous les autres enfants de cet âge-là, c'est-à-dire des bêtises. Les miennes, qui auraient mérité une balle dans la tête immédiate si nos sentinelles avaient été moins regardantes à la dépense, étaient bénignes autant que magistrales ! Je m'amusais en effet, profitant de ma petite taille et de mon sens de l'observation, à balancer des clous - arrachés à coups d'ongles depuis ces baraquements où nous nous entassions - sur les chemins de ronde empruntés, routinièrement et sans faillir, par nos gardes abrutis.
De la sorte, ces jeunes hommes participant au plus grand concentré d'ultra-violence de l'Histoire se retrouvaient avec les pieds percés, ils criaient, et j'espérais que leur douleur, bien que minime et quasiment fantomatique en comparaison de celle que nous éprouvions, réveille en eux un sentiment fugace d'universalité.
En guise de sentiment fugace d'universalité, dès que je fus découvert, on m'emmena dans un bâtiment de briques rouges aux fenêtre absentes. A ce moment-là, je sus que c'était le moment pour moi de me confronter à ce que mon cerveau d'enfant refusait de comprendre malgré les décès manifestes auxquels j'assistais chaque jour. A ce moment-là, je sus que tout enfant malicieux que j'étais, qui aurait pas fait de mal à une mouche si on lui avait laissé la paix, je sus que je pouvais mourir. Mieux, que j'allais mourir.
Un quintet de gardes, aux barbes fines comme lors des premiers bals et aux yeux vides comme des Tchétchénies, m'obligea à fixer l'un des murs de la pièce. La brique devant moi avait l'odeur du neuf et du décomposé. L'aîné des gardes, qui ne devait pas avoir plus de trente ans, m'annonça que j'avais l'honneur et le privilège de servir de cobaye pour un nouveau poison qu'ils expérimentaient pour, je le cite, "tuer plus efficacement et sans que ça ne coule trop". Je ne savais pas à quoi m'attendre sinon à ma mort prochaine et au fait que, si tel enfer était possible de mon vivant, c'est qu'un paradis d'une valeur inverse pouvait bien exister. Fermant les yeux face au mur, imaginant ce paradis que je savais faux, je fus ramené au réel par une main s'agrippant à l'arrière de mon crâne.
Cette main, d'une force prodigieuse pour mon corps d'alors, encastra ma tête contre la brique me faisant face, en retenant certes légèrement son coup, mais très légèrement, en fait uniquement pour que je n'en meurs pas. Mon visage, évidemment, explosa. Mes narines, mes yeux, mes dents, à l'unisson, exsudèrent de la chair et du sang. A terre désormais, j'entendis les pas des gardes heureux de s'éloigner en fermant derrière eux, une lourde porte en fer. C'est à cet instant, alors que le métal empoisonnait chacune de mes déglutitions et que ma langue comptait en sautillant les dents qu'il me restait, que je me souvins d'une anecdote d'un de mes codétenus.
C'était un père de famille qui n'en avait plus et qui avait tout goûté à mesure que sa femme, ses fils et ses filles, périssaient sous ses yeux. Il avait été mis en prison, en bagne, en goulag, en camp de travail, d'internement, de concentration, d'épuration. Il avait tout connu des royaumes vicieux commandés par le Reich et le bel Empire russe. Il avait tellement tout connu qu'aux yeux de tous, il n'était rien qu'un fou mythomane car comment s'expliquer autrement qu'on puisse survivre à pareil enchaînement ? Néanmoins, tandis je me relevais pour faire de nouveau face au mur et que mes joues s'épluchaient et tombaient sur mon torse, c'était à lui que je pensais. A lui et à son anecdote, son anecdote qui disait qu'on n'avait encore rien vu de la Mort.
Que bientôt, bientôt, nous n'aurions même plus pour nous la dernière nuit, la dernière heure, la dernière seconde, avant qu'un fusil nous rompe les vertèbres, qu'un couteau nous fouille l'oesophage ou qu'une corde nous scie les épaules et la nuque. Non, bientôt, bientôt, nous n'aurons même plus la chance fondamentale, la fortune primale, de savoir que nous allions mourir et surtout quand. Non, car bientôt, sans prévenir mais vraiment sans prévenir, cela sera des bombes, et puis du gaz, et avant même d'avoir entendu toute détonation, nous aurons tous débarrassé le plancher.
Bientôt, la Mort frappera pour tous comme elle frappe chez les grands-mères cardiaques, c'est-à-dire en foudroyant...mais dans des foudroiements d'une vitesse que l'éclair n'atteint pas...et sans laisser le temps d'écrire une lettre ni de penser à quelconque testament. La Mort sera comme ça, bientôt, livrée partout et chez tous à la même heure et sans faire d'exception. Juste l'histoire de quelques bombes pleines de gaz et l'affaire est dans le sac !
C'était le mot de "gaz" qui m'interpellait. On me disait cobaye et on me laissait seul dans une grande pièce, voilà pourquoi ce mot m'interpellait. Et puis il y avait ces histoires que d'autres racontaient, comme quoi certains enfants, dans d'autres camps, étaient mis sous des douches où du gaz tombait. Dans mon cas, je ne voyais rien pouvant faire sortir pareil vapeur sombre, pas de pommeau ni de ventilation. Par conséquent, le mot "gaz" fit un pas de côté.
Malheureusement, il revint immédiatement auprès de moi, me prenant dans ses bras alors que sur la brique devant moi, cette même brique qui m'avait défiguré, je voyais un point noir. Je voyais un point noir qui n'était pas là avant. Ce point noir occupait un coin de la brique et paraissait offrir une jointure permettant une bonne opacité. Ce point noir, également, parlait et riait.
Il dit : "Fffff..." et puis il ria.
Ce point noir était un dispositif qui venait de projeter dans ma direction un minuscule nuage de gaz. Aidé par mes jeunes sens, je reculais sans l'avoir respiré et fuyais à l'autre bout de la pièce. Brassant ensuite l'air de mes bras dans l'espoir de le dissiper, je fus contraint, par manque d'oxygène, de reprendre ma respiration. La suite était à n'y plus rien comprendre car à peine avais-je ouvert la bouche que déjà le gaz brûlait au-dessus de ma langue. Le nuage...d'une finesse semblable à une goutte de Guerlain qu'on se fixe au poignet pour se porter bonheur...avait parcouru la pièce de part en part, m'avait comme suivi, et s'était directement jeté sur moi à la moindre ouverture.
De la langue le gaz passa à mes poumons, de mes poumons, il ne ressortit pas comme il trouvait en eux d'inespérés partenaires de jeu. L'affaire dura moins d'une seconde. Mes yeux m'apparurent comme exorbités, comme fondus à l'acide, quant à ma langue, elle était devenue un pétale charbonneux ecchymosé de glaires intestines. L'ensemble de mes organes s'était changé en des circuits et tunnels où passaient alternativement et du liquide vert, et de la confiture d'épidermes humaines.
J'étais mort. Et plus rapidement que l'éclair comme l'avait annoncé l'autre fou mythomane.
Pourtant, j'allais survivre. Et là c'est à mon tour d'offrir une anecdote. J'avais cinq ans, la guerre n'était pas encore là et mes parents nous aimaient, correctement, ma soeur et moi.
Un jour, ma soeur, qui était à cet âge où les dents se perdent avec facilité, eut du souci avec l'une d'entre-elles. Alors mon père, pas tout à fait fortuné au point de pouvoir appeler un médecin pour des cas n'engageant pas la vie de la personne, attacha une ficelle sur la dent douloureuse à une poignée de porte. Et, sans attendre que ma soeur ne comprenne que pareille conjugaison d'éléments ne pouvait aboutir qu'à un seul type de mécanisme, et que celui-ci était horrible, mon père ferma la porte d'un coup sec. La dent vola si haut, et si vite et si bien qu'elle manqua de peu de s'incruster dans le mur adjacent.
Dans la foulée de cet épisode, ma soeur bouda férocement. Certes, elle n'avait plus mal mais étrangement, elle semblait attristée par la disparition de cette dent et de cette douleur. A cette époque, nous partagions la chambre et j'eus la nuit impossible à cause de ses sanglots. Sa misère était d'autant plus incompréhensible que ma soeur était une grande soeur, déjà âgée de douze ans, et tellement courageuse la plupart du temps. Ce n'est qu'au milieu de la nuit ou de l'aube que j'entendis enfin la raison légitime de son apitoiement quand, de sa voix étranglée par les larmes, un "Je suis vieille" s'échappa.
Je mis du temps à saisir cette phrase, la faute à mon cerveau d'enfant, mais quand ce fut le cas, tout me parut très clair. Car la dent qui venait de lui être arrachée n'était pas n'importe quel dent, c'était sa dernière dent de lait. De fait, son horloge dentaire venait d'avancer son existence d'un cran et, bien qu'elle n'était pas vieille, elle n'était plus, en quelque sorte, une enfant. Après lui avoir dit et répété qu'on ne pouvait pas être vieux à un âge aussi bas sans parvenir à la consoler d'un semblant de iota, je fis tout mon possible pour trouver le sommeil tout en pensant à sa dent disparue et en priant, de toutes les forces m'animant, pour qu'elle revienne au matin.
Le lendemain, magiquement, tout allait mieux. Ma soeur n'avait certes pas retrouvé sa dent mais elle faisait tout comme, me montrant, dans un joli sourire, le creux laissé par la fève enlevée en se persuadant qu'il était surprenamment rempli. Je pris son illusion pour une compréhension de sa part du fait que dans peu de temps, en effet, une dent belle et forte remplacerait celle désencochée la veille. Ce n'était pourtant pas une illusion et c'est là le but de mon anecdote. Sa dent perdue existait de nouveau bel et bien, et ce malgré l'absence, et ce grâce au pouvoir qui s'éveilla en moi, afin de la soulager, pour la première fois. J'avais été capable, miraculeusement, de lui rendre sa dent malgré l'espace troué qui brillait devant moi. C'était là mon pouvoir. Je pouvais, par la pensée et sa concentration, rendre ou retirer des membres. Je pouvais affliger des douleurs fantômes, ou inversement, redonner des sensations physiques à ceux victimes d'amputation.
Cette anecdote finie, revenons à cette pièce où mon cadavre gît. Et voyons les gardes, masqués et en combinaison, ouvrir consciencieusement la porte de mon tombeau. Et entendons-les dire, non sans joie, que ce test est une réussite et que le nouvel adjuvent qu'ils essayèrent étaient d'une telle puissance qu'il méritait d'être essayé sur un plus grand nombre. Ensuite, voyons leurs mines tordues par la terreur et entendons leurs cris.
Je m'étais relevé, miraculeusement. Et, usant du même pouvoir que sur ma soeur mais cette fois-ci sur mes ennemis et avec non plus le désir de rendre mais celui d'enlever. J'avais, dans des réflexes cérébraux que je mis des années avant de maîtriser, projeté dans leurs crânes l'idée de leurs deux bras tranchés, de leurs gorges coupées, de leurs cœurs arrêtés. Et alors même qu'en apparence, ils étaient exactement les mêmes, ils étaient désormais tous les trois sur le sol. Comme morts mais vivants.
Comme mort mais vivant, je suis sorti de la pièce. Après quoi, je suis sorti du camp, laissant derrière moi une cinquantaine de gardes dans un état semblable. J'avais l'impression de dévaler un rêve post-mortem où chacun de mes fantasmes devenaient vérité. Quelqu'un s'apprêtait à me tirer une rafale en pleine tête ? Cette même rafale cognait contre son ventre. Un autre, horrifié par ce qu'il se passait, balançait en hurlant une grenade à mes pieds ? Cette grenade explosait entre ses deux chevilles. Une dizaine m'entourait et s'apprêtait à me poignarder en cadence comme à l'Antiquité ? Cette dizaine se retrouvait empalée sur elle-même.
Comme mort mais vivant, j'avais survécu. Et j'avais vu Dieu, et dans le nuage de gaz infectant mes poumons, et dans le miracle meurtrier lui ayant succédé. Et je l'avais détesté. Non pas que je n'étais pas ravi par ma propre survive, simplement, je trouvais ça terriblement injuste qu'il n'y ait que moi, un enfant comme les autres, à survivre parmi tous les enfants, toutes les femmes et tous les hommes, méritant pareil revirement. Le miracle n'était pas tellement dans le fait que je puisse m'en sortir grâce à je ne sais quel don, mais plutôt dans le fait que l'assassinat de masse était permis dans toute l'Europe ou presque et que Dieu, quelque part, y souscrivait.
Suite à quoi, après des heures d'errance et d'incompréhension. Non, après des années d'errance et d'incompréhension, je me suis retrouvé à vingt ans près de Saint-Pétersbourg. La guerre était alors finie et j'avais repris, outre mon impossible évasion, une vie en apparence normale. Dans celle-ci, j'avais mis de côté mes "pouvoirs" presque naturellement car mon esprit lui-même ne pouvait l'accepter. Quelquefois bien sûr, des choses revenaient, comme quand une femme me disait qu'elle ne s'était jamais sentie aussi jeune et désirable que dans mes bras, ou quand un homme que je méprisais du coin de l'oeil était pris d'un seul coup, à mon contact, de céphalées subites. Mais ce n'était que des hasards et j'avais fini par me dire que le scénario de mon évasion n'était qu'une dictée de mon cerveau d'enfant destinée à embellir un peu toutes mes horreurs vécues.
"Je suis vieille". Quelquefois également, en pleine nuit, cette phrase me revenait ainsi que ma débilité. Je repensais à la naïveté que j'avais eu de dire qu'on ne peut pas être vieux à douze ans. Parce que je savais désormais qu'on pouvait l'être à onze mais surtout qu'on pouvait être mort et enterré à sept ou huit. Dans ces moments-là, dans ces nuits minérales, mon sang bouillait entre deux états, entre la colère que j'éprouvais pour moi et l'amour que j'avais pour ma soeur. Et derrière le mur de ma chambre de bonne où vivait un jeune couple, certaines fois j'entendais les assiettes voler et d'autres des orgasmes imparables.
A mes vingt-trois ans, toujours à Pétersbourg, je suis tombé amoureux d'une jeune architecte.
A vingt-quatre ans, cette dernière, impatientée par mes sautes d'humeur en plus d'être agacée par sa santé de plus en plus fragile, souhaita qu'on se sépare.
J'étais amoureux d'elle comme on l'est d'une peinture, d'une forêt ou d'une ville italienne et donc, cette rupture m'anéantit d'un trait.
Au soir d'elle, passant sur les boulevards de la grande ville russe, je voyais tout passant comme un hypothétique amant qu'elle aimerait après moi. Et pour chacun d'entre-eux, j'avais une haine excessive. Ainsi, par la pensée, j'imaginais le pire pour tous ces fils de ministère et autres employés de bureau aux manteaux mal formés.
Ainsi, sur mon passage, les nez tombaient, les côtes s'écrasaient et les veines giclaient.
Je pris une douche de leur sang.
Et j'en riais.
Heureusement qu'à cette époque mon pouvoir s'était quelque peu émoussé et que de la sorte tous purent se relever après seulement diverses commotions et une grande nausée. Si j'avais été dans le même état d'esprit dix ans plus tard, à l'époque où je maîtrisais finalement mon pouvoir, ils seraient tous morts et Pétersbourg aurait été privé de certains de ses plus formidables fonctionnaires !
A trente-trois ans donc, j'avais enfin cessé de me mentir et cela faisait quelques années que j'apprivoisais mon pouvoir avec habileté, choisissant là un malade en phase terminal pour lui rendre la vue ou le goût de la viande différent de celui du papier, ici un prisonnier que je privais d'une jambe ou d'un morceau de coude. Je préférais, je dois le dire, opérer auprès des prisonniers car il n'y avait rien de plus gratifiant que de voir un de ces monstres avérés en train de chercher sur le sol son avant-bras droit à l'aide, justement, de son avant-bras droit.
Teresa, heureusement, en devenant ma femme, renversa mon jugement.
Grâce à elle, je découvris les grâces nombreuses présentes dans le fait d'aider son prochain, plus précisément, dans la thaumaturgie envers ceux n'ayant plus que peu de jours à vivre.
Ainsi, sur mon passage, les veuves retrouvaient pour quelques heures les lèvres de leur mari, les cancéreux, le souffle du sportif, et les malades mentaux leur imagination.
Puis, Teresa tomba enceinte. Une fois. Deux fois. En vain. Les deux fois les enfants naquirent prématurés et morts, en tranches de chair ensanglantées aux yeux pourtant ouverts.
C'étaient sans doute des morts naturelles mais je ne pouvais m'empêcher de penser que mon empressement à l'idée de bientôt être père, c'est-à-dire de voir apparaître la vie soudainement, aussi soudainement que la bombe atomique et donc plus rapidement que tous les éclairs de tous les firmaments, avait joué un rôle dans leur funeste sort.
Alors pour le troisième, j'ai laissé Teresa seule à son accouchement.
Teresa est morte en couche mais mon fils est vivant.
Moy tretij rebenok (mon troisième fils) !
Vivant mais je ne l'ai pas connu car on me l'a enlevé.
Quand je suis arrivé à l'hôpital, je n'ai vu que le corps sans vie de ma femme que mon esprit n'a pas su ramener. Et puis une infirmière, tout sourire, m'annonçant que mon fils était dans une salle avec d'autres nourrissons.
En fait, dans la salle, tous les berceaux étaient vides.
Tous étaient encore chauds mais désespérément vides.
Comme ma cage thoracique, chaude mais désespérément vide.
Usant de mon pouvoir, j'ai tout tenté pour que mon coeur repousse mais rien n'a fonctionné.
Alors je me suis exilé, pendant plus de cinquante années, luttant contre la mort en forçant mes organes à tenir par la réinvention : en me créant des reins fantômes, un pouls fantôme et des espoirs fantômes.
Comme ceux de revoir mon fils ou de trouver un moyen pour que ma soeur arrête de pleurer.
Comme ceux d'être capable de faire de ce monde un lieu où jamais, non jamais, on est vieux à douze ans.
Comme ceux de sauver Teresa.
Mais je comprends aujourd'hui que ces espoirs sont vains et que si j'ai survécu jusqu'ici, c'était uniquement pour faire votre rencontre.
Alors tenez, je vais vous dire ce que je sais sur le Roi Pourpre...
Il n'est rien.
Il n'est personne.
Il est, avant toute autre chose, impitoyable.
Quant à savoir où il se cache et comment l'affronter, je ne peux rien vous dire. Tout simplement parce que ce serait mentir.
En revanche, je sais qui vous devez croiser pour qu'il vous en dise plus.
"L'écrivain du siècle", un Né-mort comme vous et moi appelé comme ça parce qu'il serait derrière tous les articles, tous les reportages et tous les faits divers faisant passer nos interventions diaboliques ou extraordinaires pour des choses communes. C'est lui qui nous permet de passer sous les radars et qui évite à la populace de prendre peur ou pire, de prendre parti. C'est lui qui a transformé mon évasion du camp de Sviridov en intoxication alimentaire suivie d'une mutinerie, mes colères noires en accidents de voiture et mes petits miracles en progrès scientifiques.
C'est vers lui qu'il faut aller et je vais vous dire où le trouver mais attention car s'il possède un tel don, cela veut sans doute dire qu'il peut agir sur le Temps lui-même, ce qui signifie aussi qu'il est infiniment plus puissant que moi ou que tous les Rois Pourpres au monde.
...
Voici son adresse...
...
Maintenant donnez-moi la main, tous, que je vous aide enfin.
Et voilà, je peux mourir.
Je suis vieux maintenant.
A tout à l'heure ma soeur,
A tout à l'heure mon enfant.
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