samedi 7 janvier 2017

Lacrimosa

Deux yeux bleus me regardent, deux yeux bleus m'auscultent.
Deux yeux bleus cherchent à comprendre la maladie profonde vissée derrière la chair.
Deux yeux bleus comme un résumé de tous les yeux du monde.
Deux yeux bleus inquiets, touchés par l'autre puis désintéressés.
Deux yeux bleus qui se perdent, s'échouent, se brisent, parmi les lignes d'os et les trous du visage.
Deux yeux bleus désormais clos, indisposés à quoi que ce soit.
Deux yeux bleus, deux yeux juges juchés sur mes yeux.

Deux yeux verts qui ne savent pas voir.
Deux yeux verts qui ne peuvent plus voir.
Deux yeux verts qui peinent à entendre.
Deux yeux verts en vérité, qui pendent.
Deux yeux verts couverts par deux yeux bleus réclamant aux yeux verts d'être un poil plus bleus.
Deux yeux verts sans cesse agenouillés devant l'autorité, de la mère, de la peine, du médecin qualifié...

Deux yeux verts cachant, parmi les replis des couleurs, à quelques pas de là où tout s'irise et tout devient aveugle, le corps défoncé d'un bel arboretum.
Deux yeux bleus assis sur deux yeux verts comme sur une chaise longue, avec la même détente, la même condescendance vis-à-vis de l'objet servant sa soumission.
Deux yeux bleus sur deux yeux verts comme une pierre sur une bulle, et les dossiers médicaux, et les acquis sociaux, et le curriculum, et le fait de savoir si oui ou non Napoléon est mort le neuf, comme des planètes sur les fleuves.
Deux yeux verts s'éteignant à force de trop s'ouvrir et de recevoir, chaque fois, comme les restes d'une mine, daphnies de taille-crayon chutant infiniment sur l’œuf de vision.

Deux yeux verts rougis, bougies dont la cire tombe sur une feuille blanche.

Une feuille blanche, fraîche, sortant à peine de l'école et qui, sur le chemin jusque chez elle, se prend une grosse pluie.
Deux yeux noirs magnifiés par l'eau vive, enfin, l'enfant arrive.
Deux autres yeux noirs magnifiés la regarde, elle est fière, maman, de son enfant, et lui prépare son bain.
Deux derniers yeux noirs magnifiés interviennent, le père rentre du travail, il embrasse sa femme, sa fille, qu'il aime.

Deux yeux bleus ressuscitent par le passage d'une larme.
Deux yeux verts sèchent cette larme du bout des doigts.
Deux yeux verts se plissent et sourient jusqu'à disparition.
Deux yeux bleus imitent deux yeux verts, deux yeux bleus d'un bleu roi.
Deux yeux bleus, finalement, ouverts.

Unica Zürn - Le Démon amoureux

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