Dans le fond de mon écran, un homme visiblement ivre s'écroule. Cet homme fut l'objet puis le fruit d'un autre homme, à plusieurs continents d'ici. Il l'a créé de ses mains moites, ces mêmes mains moites qui n'en finissaient pas de se remplir de peur à la vue d'une fille de quinze ans, quand lui en avait treize. Ces mêmes mains, exactement les mêmes, qui deviendront un dos de coccinelle quand la vieillesse tapera à sa porte. Ces mêmes mains qui n'oublieront pas, entre deux respirations dominées par la toux, qu'il fut aimé vraiment. C'était du temps où ses mains, alcoolisées par quelques bières d'importation, donnaient aux seins d'une trentenaire sublime, un galbe miraculeux. Du temps où ses mains rendaient à cette poitrine son statut d'oeuvre d'art et à cette femme, sa valeur de sourire. Avant que l'hiver ne s'installe. Avant que le bruit des choses à faire et des choses perdues n'oblitère la passion. Avant que le travail ne s'habille d'une bure regrettable, vêtement d'un monde refusant nudité, robe d'une Terre ne suivant plus que les cortèges noirs. Hauts crépuscules d'hommes et de femmes voyant la tombée de la nuit comme une fin en soi et le jour, pointant, comme une raison de plus de se tenir le crâne. De là, les néons échoueront à transcrire la lumière. Pareillement ces visages d'enfants et de bêtes nobles, seront pour lui de lourds masques de mort. Ses mains inchangées ressentiront alors la nuance qu'il y a entre le parfum et l'odeur. Entre la musique et la nostalgie. Entre le noir, chargé de fantasmes, de corps impressionnants déformés par l'appel du pénis ou du clitoridien, et le blanc...unique forêt dépossédée par l'eau, abandonnée par l'air, et qui rêvent du feu pour enfin refleurir. Le feu, venons-y, les flammes, parlons-en, elles quitteront son torse pour rejoindre sa bouche et quitteront sa bouche pour toucher l'innocent. Et ses mains, pourtant intactes jusqu'à présent, auront la forme et la couleur des ailes vertes du dragon jaloux et maigre qu'il est, malgré tout, devenu. Coupables là-dedans sont les apothéoses que la jeunesse propose, tous ces orgasmes et toutes ces fêtes qu'on ne pense vivre qu'une fois, sans suspicion et au plus haut degré d'harmonie, avant de les refaire vaguement et sans grâce. Ainsi, en vieillissant, ces mains, ces mêmes mains, iront du vert jusqu'au gris, et ce sein, ce même sein, pourtant soulevé de la même façon, sera pour lui une poche veineuse et ses doigts, branches fragiles que tous les oiseaux cassent au moindre saut trop brusque, des couteaux qui se taisent mais jurent secrètement de déchirer la chair, de faire tomber le lait, et de partir en laissant derrière eux un cadavre de femme. Parce qu'ils le savent, ils n'ont plus l'âge d'être amoureux et il se disent que, peut-être, en étant veuf et vieux, ils le réinventeront.
L'amour
Mains tranchées dont le sang nourrit toute la ville.
L'amour
Moiteur de tout qui couche, sur le papier de la paume effrayée,
Les lignes des rivières, le creux des océans,
Toute la pluie du ciel, toute l'eau des sentiments,
Tandis que vient vers nous, hors de lécran
Un mètre soixante cinq de chair, d'os, de neurones et d'angoisses
L'unique paroisse,
La Femme infiniment.
Avant que celle-ci ne s'éteigne
Et nous aussi
Malheureusement.
(ça marche aussi avec l'Homme infiniment mais comme, manque d'originalité oblige, le protagoniste de cette histoire est un mâle hétéro cisgenre asiatique, et bien, c'est la Femme infiniment. Et puis, de toute façon, je préfère écrire la Femme car l'Homme, je n'y crois pas du tout)
Romaine Brooks - La Venere triste |
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